Un professeur ou un collègue musicien vous a proposé de jouer un nouveau morceau ? Votre premier réflexe est de vous jeter sur le Real Book ? Erreur…
Aborder un morceau inconnu est une étape importante dans la vie d’un musicien. Chaque nouveau thème, chaque nouvelle mélodie vient enrichir un répertoire que l’instrumentiste tend à enrichir le plus possible au fil des années — par pure tradition, dans le jazz. Pourtant, c’est en grande partie de la méthodologie employée que dépend la bonne mémorisation d’un thème. Comment s’y prendre, donc ?
La première chose à faire n’est certainement pas de se jeter sur un Real Book, comme nous l’avons dit, mais bien d’écouter un maximum de versions du standard étudié. Vous êtes sur le point de jouer My Favorite Things, vous avez comme tout le monde la version de John Coltrane et les harmonies envoûtantes de McCoy Tyner dans les oreilles. Mais pouvez-vous dire d’où ce thème provient originellement ? Connaissez-vous la mélodie dans sa forme chantée ? Savez-vous que beaucoup de libertés formelles ont été prises en regard de la comédie musicale ? Ces quelques questions ont pour but de vous faire prendre conscience de l’évidence : il faut toujours faire la généalogie d’une œuvre et retourner à sa version la plus élémentaire, sa version-racine. Ce travail, qui revient en outre à développer sa culture générale, est absolument crucial. Il vous garantira une connaissance précise de la mélodie, posera les jalons harmoniques essentiels et vous permettra de mieux apprécier les trouvailles musicales des artistes qui se sont emparés de ce même thème.
Ainsi la deuxième étape est-elle presque une conséquence de la première : vous devez vous assurer de savoir parfaitement… la mélodie ! Si cette étape vous semble superficielle, faites le test : jouer les notes de n’importe quel morceau sans aucun accompagnement, d’oreille et de mémoire. Avez-vous fait une fausse note ? Plusieurs ? Si c’est le cas, vous devez bien comprendre que la connaissance des intervalles qui composent un exposé mélodique est un préalable à toute entreprise d’harmonisation — et, ce qui ne gâche rien, un excellent ear training.
L’étape suivante consiste à ajouter les fondamentales des accords de fonction, et ce, en se passant toujours au maximum de partition. En cas de doute, il faut bien sûr retourner à la chanson et tenter de deviner (voire relever) la trame harmonique élémentaire, en écoutant le bassiste notamment. Dans la foulée, il faut aussi effectuer une analyse succincte : quelle est la forme ? y a-t-il des modulations ? des marches ? des cadences (in)attendues ?
À partir de là, et seulement à partir de là, il peut être intéressant, mais pas du tout obligatoire, de comparer son travail avec une partition. Real Books anciens et nouveaux ; iRealB ; PDF glanés sur le Net : les possibilités sont aujourd’hui immenses. Je n’irai pas jusqu’à singer Fred Hersch qui se vante de n’avoir jamais possédé ni même ouvert un Real Book ! (même si l’anecdote vaut d’être méditée, pour peu qu’on apprécie un tant soit peu les compétences d’un musicien d’un tel calibre) toutefois, je vous invite à beaucoup de prudence quant à la manipulation de ces ouvrages : “pratiques, mais potentiellement handicapants “ résume à peu près mon opinion sur le sujet.
« C’est aussi une excellente idée d’acquérir autant de partitions de grands compositeurs de chansons américaines que vos finances le permettent, ainsi vous pourrez apprendre les paroles et la mélodie exacte. Et j’encourage les élèves pianistes à posséder le Complete Book of Tunes de Theolonious Monk. Je n’ai jamais possédé un Real Book et j’en suis très fier! »
Fred Hersch, Downbeat, september 2012
La dernière étape consiste à proposer, selon ses moyens et son niveau, une harmonisation rudimentaire en utilisant des positions fondamentales. Pas de réharmonisations à ce stade, pas de renversements, pas de conduites de voix. Juste une mélodie clairement exposée et soutenue par une progression harmonique simple et équilibrée. Ce faisant, il est impératif d’analyser le rapport mélodico-harmonique du thème, c’est-à-dire de savoir quelle est la nature de la note exprimée au chant par rapport à l’accord. S’agit-il d’une note de la tétrade ? La composition intègre-t-elle d’emblée des notes d’extensions ? Si oui, lesquelles ? Les grilles et les chiffrages d’accords que vous avez glanés ici ou là sont-ils pertinents, rendent-ils bien compte de ces extensions ? Autant de questions qui vous aideront à structurer votre apprentissage et, plus important, à vous assurer d’une optimale mémorisation de l’œuvre. Soyez certains que cette méthode vous fera gagner un temps précieux ; brûler les étapes, au contraire, vous en ferait perdre et vous exposerait, ce qui est beaucoup plus problématique, à un indésirable trou de mémoire…
Bon courage à tous !
EG