Publié le Laisser un commentaire

Combien de standards faut-il connaître ?

Chaque année, la même question revient : pourquoi n’a-t-on pas établi une liste de standards à connaître ? Pour les étudiants désireux de se présenter à une jam-session dans de bonnes conditions, l’interrogation semble légitime ; et pourtant, si de telles listes existent bel et bien sur divers blogs ou sites dédiés au jazz, il nous faut expliquer pourquoi la réalité musicale finira invariablement par doucher les espoirs des élèves les plus consciencieux.

Tout d’abord, nous n’y couperons pas, qu’entend-on exactement par « standard » et par « connaître » ? Répondre à ces questions nous permettra de mieux digérer les conclusions de ce billet.

Un standard de jazz est une œuvre qui présente des caractéristiques stylistiques et historiques ayant entraîné la reconnaissance de sa valeur et de son utilité par une communauté artistique et éditoriale. Les standards forment un ensemble traditionnel de répertoires — entendu tels un catalogue de morceaux ou encore un réservoir de thèmes — dont se servent les musiciens aux fins de production scénique (concert ou jam-session) et discographique. Les œuvres sont généralement classées en trois grandes catégories :

— les musiques de films et chansons de comédies musicales (thème de Cole Porter, des spectacles de Broadway, etc.) ;

— les compositions des instrumentistes eux-mêmes (des thèmes de Monk à ceux de Michael Brecker en passant par Bill Evans) ;

— les pièces empruntées à d’autres univers stylistiques (air traditionnel comme Greensleeves ou Danny Boy, chansons des Beatles ou de Stevie Wonder…).

Un standard de jazz est une œuvre qui présente des caractéristiques stylistiques et historiques ayant entraîné la reconnaissance de sa valeur et de son utilité par une communauté artistique et éditoriale.

Comment à présent définir la connaissance ou plus précisément les degrés de connaissance d’un morceau ? Ramené à son expression la plus fondamentale, un morceau de musique tient en vérité à peu de choses : une mélodie, des accords de fonction, une métrique, un tempo, une forme. Ceci posé, si chaque artiste tend à creuser un répertoire et à poser son dévolu sur certains thèmes en particulier, c’est évidemment parce qu’on ne peut pas bien jouer tous les standards. On peut, avec un peu de métier se dépatouiller de n’importe quelle situation, c’est sûr, mais la réalité discographique nous prouve que les musiciens les plus chevronnés inscrivent, pour des périodes plus ou moins longues — parfois définitivement —, certains morceaux à leur répertoire. Dans le cas qui nous occupe, le problème est ainsi le suivant : on peut interpréter, d’oreille notamment, un très grand nombre de thèmes, surtout si ceux-ci possèdent une structure harmonique classique et facilement prévisible, néanmoins, pour ce qui concerne le degré de maîtrise et de qualité que l’on proposera à la faveur de ce répertoire, ma foi, disons que n’est pas Keith Jarrett qui veut… En somme, on peut jouer très bien très peu de morceaux ou l’inverse. Toutefois, et je conclurai ici avec ce qui reste une notion très personnelle, je pense qu’il n’est pas possible d’offrir un arrangement riche, des phrases intéressantes et développer des réflexes de transposition sans s’être un minimum penché sur une composition.

Alors, comment dire qu’on « connaît » bien un thème ? Pour ma part, je possède une règle assez simple mais qui a déjà prouvé son efficacité : être capable de jouer l’ensemble (les chansons surtout) dans au moins deux tonalités — ceci obligeant à avoir effectué une analyse globale. C’est loin d’être parfait et ça n’empêchera pas les petites erreurs, mais c’est mieux que rien.

La liste introuvable

Bien, maintenant que nous savons de quoi nous parlons, tentons d’établir une liste idéale de morceaux. Comment procéder ? Il nous faut choisir des thèmes populaires, bien sûr, c’est-à-dire joués par le plus grand nombre de musiciens. Ici, le piège consisterait à penser l’ensemble in abstacto, sans le relier à un contexte particulier. Car poser la question du répertoire, c’est aussi s’interroger sur ceux qui le jouent. Et force est de constater que chaque communauté, chaque pays (et chaque époque) possède ses œuvres de prédilections, ses styles (parfois exclusifs), ses codes. Une jam vocale entraînera un répertoire spécifique ; une soirée animée par un saxophoniste sera probablement placée sous les auspices d’une figure historique ; certaines rythmiques rechignent à jouer des bossas tandis que d’autres boudent tout tempo inférieur à 250… Hum, pas évident. (Ah, au fait, vous ai-je parlé des jams qui snobent les standards « connus » ?)

Mais tous ces musiciens partagent bien un répertoire, que diable ! Tout le monde connaît Autumn Leaves et All The Things You Are, non ? Soit : les « saucissons » sont une réalité qu’on ne peut pas nier. Alors combien d’incontournables mettrons-nous dans ce répertoire ? Dix ? Cinquante ? Cent ? Deux cents !? Quels chiffres semblent le plus à même de contenir le meilleur d’un catalogue qui en compte au bas mot cinq mille ? Sachant que choisir, bien sûr, c’est éliminer. Élire un certain nombre de thèmes revient à en délaisser d’autres. Bon, la science à la rescousse, dans ce cas : pourquoi n’a-t-on jamais établi un outil statistique, un algorithme qui recenserait mathématiquement les standards les plus joués ? Encore faudrait-il se mettre d’accord sur les variables à intégrer dans le programme… Bon, l’expérience des profs, alors : pourquoi ceux-ci ne fournissent-ils pas systématiquement en début d’année une liste type ? Certains le font, effectivement… et bien sûr, il n’y a pas deux listes similaires ! Les divergences entre les membres d’une équipe pédagogique seront-elles de nature à rassurer les élèves, tant s’en faut ? Pas gagné.

Quoiqu’alléchante, l’existence d’un corpus, c’est ce que je m’ingénie à démontrer, se heurterait toujours à des situations particulières, des contextes d’exclusions, des préférences qui le rendraient presque impossible à arrêter. Toute tentative, en réalité, pour établir un rapport comptable entre le musicien de jazz et son répertoire est vouée à l’échec, car ce n’est pas sur ce plan, d’un intérêt limité, qu’il convient de situer la relation. Pour autant, c’est bien la nature de ce lien qu’il nous faut comprendre et définir.

Indépassable horizon

Au vrai, dans la culture jazz, le répertoire fait partie intégrante de l’univers du musicien ; il est à la fois sa matrice, sa structure et son horizon — par essence intangible. Les thèmes ne sont pas simplement une phase de l’apprentissage que l’on dépasse un beau jour, ils font partie de la vie du musicien, il forme une matière organique en perpétuelle mutation, un corps symbiotique que la tradition à greffer sur son hôte et qui l’accompagnera jusqu’à la fin de sa carrière, évoluera avec lui, disparaîtra avec lui. Poser un cadre, une limite à cette relation n’aurait aucun sens, aucune pertinence. Est-il possible de proposer des seuils minimaux ou maximaux lorsque le concept invoqué est par définition en constante extension ? Enfant, adulte, amateur, professionnel : tous ont défloré le Répertoire en effectuant leurs premiers chorus maladroits sur un blues. Cet événement fondateur ne représentait pas le point de départ d’un compte à rebours amenant l’instrumentiste vers un objectif numérique prédéfini. Il s’agissait du début de la cohabitation. Fusionnelle et incommensurable.

Au cours de sa vie, un musicien retiendra des thèmes, en oubliera d’autres, puis à la faveur de sa maturité, de son expérience scénique, de nouvelles connaissances techniques et discographiques, de rencontres humaines édifiantes, de lectures, de prises de conscience, il les redécouvrira sous un jour nouveau, puis selon une alchimie strictement personnelle il développera un lien étroit avec certaines œuvres qu’il jouera et rejouera sans jamais se lasser, sans jamais cesser de prendre du plaisir, s’aventurant dans des contrées musicales que personne d’autre que lui ne pouvait cartographier, équipé d’une boussole harmonique démagnétisée et d’un métronome capricieux. C’est à ce prix que les latitudes les plus fertiles sont un jour foulées.

Alors, combien de standards faut-il connaître ? Réponse (que l’on pourrait prendre pour la pirouette qu’elle n’est pas) : toujours plus, nous n’en connaîtrons jamais assez ! Le répertoire est telle une pièce improbable qui grandit à mesure que l’on y entasse des souvenirs. Pour le néophyte, cette pièce semble très petite et facile à combler ; pour le musicien chevronné, plus le temps passe et plus l’espoir de remplir intégralement cet espace en constant élargissement s’évanouit.

Cet apprentissage doit être rangé juste à côté du travail technique, de l’éternelle recherche du geste parfait. Un passionné de jazz modifie régulièrement son jeu, progresse, relève et observe ses pairs, suit des conseils, prodigue des conseils, s’intéresse aux styles, aux arrangements, aux personnes qui forment le cœur et les poumons de son monde artistique. Un musicien écoute, corrige, tâtonne, compare, juge, trouve, perd, retrouve, perd à nouveau… Il poursuit une quête sans fin.

Le syndrome du philatéliste

Lorsque j’avais 18 ans, j’avais un petit carnet dans lequel je notais soigneusement les thèmes que j’avais travaillés. Comme un collectionneur passionné, je tournais régulièrement les pages, comptais et recomptais le nombre de mélodies que j’avais apprises. Je crois que j’ai dû arriver à un chiffre avoisinant les 150. Puis, j’ai opéré un changement radical dans ma façon de jouer, et j’ai eu l’impression que ces thèmes, tout bien pesé, je ne les connaissais plus, qu’il me fallait les réapprendre, les redécouvrir à l’aune de mes nouvelles compétences harmoniques. Tout cela, finalement, n’avait pas servi à grand-chose. J’ai compris que, comme tout collectionneur, c’était la vitrine qui m’intéressait plus que les objets qu’elle contient. Aujourd’hui combien de standards sont à ma portée ? Est-ce que j’ai doublé le chiffre de l’adolescent ? Aucune idée, cette question m’importe peu. Je continue de découvrir des mélodies superbes, tous styles confondus. Et je revisite fréquemment des morceaux qui m’étaient sortis de l’esprit.

Pour guider son choix, on peut à la rigueur établir un principe assez simple (qui trouvera rapidement ses limites) : si un thème a été enregistré par au moins trois artistes que vous admirez, cela signifie qu’il s’agit potentiellement d’un standard à connaître. Ça vaut ce que ça vaut. Quant à savoir si le moment est venu de l’apprendre… Le seul conseil que je puisse donner en la matière est de fréquenter les jams et de suivre son instinct. Par expérience, chacun repère très vite les chansons et les formes qu’il doit intégrer. Pour le reste, il faut activer son propre radar, un filtre qui organisera son travail selon son envie, son niveau de compétence (éventuellement aidé d’un professeur), son temps libre, ses impératifs.

Une chose est sûre : il est impossible de retenir tous les standards et il viendra toujours un moment où l’on vous demandera de jouer un thème et où vous devrez opposer un refus. Mais c’est la suite qui importe : ce thème qu’on vous a réclamé, vous ne le connaissiez pas, ou plutôt… vous ne le connaissiez pas encore ! Car vous allez l’apprendre, bien sûr. Et vous allez l’apprendre avec la motivation du monde réel chevillé au corps.

Pour conclure, martelons que ce n’est pas le combien qui importe dans cette affaire, mais plutôt le quoi, et filons ensemble une petite métaphore, bien plus puissante que nos calculatrices : sur notre chemin, les standards ne sont pas une destination, ils sont à peine un cap, ils ne sont même pas une étape… ils font partie du chemin ; non, ils sont le chemin.

Étienne Guéreau

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *