Les blessures de diverses natures qui peuvent affecter un musicien à un moment ou à un autre de sa carrière — pour ne pas dire qui l’affecteront bel et bien — sont une réalité qui mérite largement quelques lignes. Si les professionnels de la santé ont coutume de comparer les musiciens à des sportifs de haut niveau, il faut bien admettre que contrairement à ces derniers, les artistes sont encore assez loin d’apporter à leur corps tout le soin qu’il requiert. Quant à l’aspect psychologique de l’accident de parcours, il n’est presque jamais abordé. Hélas !
Tout d’abord, il faut savoir que la blessure peut frapper n’importe qui (et par blessure, on entend ici toute pathologie somatique ou psychologique ayant un impact sur la pratique mécanique de son instrument). Concertiste, débutant, jeune ou vieux, les exemples abondent. On aurait vite fait de conclure, à l’issue d’un pépin de santé « Moi, je me suis fait mal comme un idiot, alors que ça ne serait jamais arrivé à… (mettez ici le nom de votre idole) » eh bien, désolé de déshydrater vos pulsions fatalistes et vos complexes d’infériorité, mais c’est tout bonnement inexact. Les accidents de parcours et les ennuis de santé sont le lot de tous, y compris des plus grands virtuoses. Peterson souffrait d’arthrose chronique, Keith Jarrett a dû longuement quitter la scène pour soigner une dépression, Bill Evans a eu le bras cassé, Lang Lang a récemment interrompu sa tournée pour traiter une « inflammation du bras gauche… », sans oublier Léon Fleischer, Gary Graffman, et tous les autres. Vraiment, si vous êtes affligé d’une tendinite ou d’un désagrément similaire, sachez que vous n’êtes ni le premier ni le dernier. Ça ne réconfortera pas tout le monde, mais il est parfois judicieux de relativiser ses petites — ou grosses — misères et de les mettre en perspective avec ses pairs.
Idéalement, la blessure devrait être anticipée ; c’est-à-dire que les risques inflammatoires liés aux sursollicitations musculo-squelettiques ou aux mauvaises postures devraient être présentés très sérieusement aux musiciens, en particulier les plus jeunes. Malheureusement, outre quelques conseils généraux de bon sens dont l’utilité nous laisse rêveurs (« Tiens-toi droit… Attention à ne pas te blesser, cette étude est coriace… Pense à boire de l’eau ! »), les mises en garde physiologiques précises et détaillées — les psychologiques étant carrément inexistantes — ne sont pas à la hauteur des stimulations corporelles du musicien travaillant quotidiennement et longuement son instrument.
Des causes diverses
Pour faire un rapide tri, disons qu’il existe deux grandes catégories de blessures : celles qui ont une cause externe et celles qui ont une cause endogène — catégories que l’on peut sous-diviser entre pathologies liées strictement à la pratique et les autres.
Les causes exogènes sont celles qui ont le mérite de ne pas affecter totalement la responsabilité de la victime — disons de la ménager. L’exemple le plus simple est celui de l’accident de voiture ou de circulation. Vous êtes à pied ou à vélo, un conducteur grille un feu et paf ! vous vous retrouvez avec le bras en écharpe pour plusieurs semaines (dans le meilleur des cas…). La frustration et la colère seront au rendez-vous, bien sûr, et la gestion psychologique de la crise sera capitale, mais il faut bien admettre que contre une voiture ou un scooter, même en vous tenant bien droit et en buvant beaucoup d’eau, vous ne ferez pas grand-chose.
Parmi les causes endogènes, commençons par étudier celles qui sont étrangères à la pratique instrumentale. Et Dieu sait qu’il y en a ! Si vous avez moins de 40 ans, ceci ne vous parlera probablement pas, mais bien souvent, l’âge est un facteur déterminant dans les risques de blessure. Les tendons et les muscles sont comme le reste d’un corps mûrissant : toujours plus prompt à se rebeller à force de perdre du tonus et de l’élasticité. Pour faire un parallèle que tout le monde comprendra, il semblerait aberrant de demander à deux personnes séparées d’une trentaine d’années les mêmes performances sportives, n’est-ce pas ? Contrairement à son aîné, un adolescent peut effectuer des efforts violents, soutenus et répétés. C’est le privilège de la jeunesse. Cet état de grâce ne dure pas, bien sûr, et il faut adapter la pratique à chaque âge de la vie. Ma foi, cela paraît assez évident à dire, mais il se trouve qu’en musique, c’est exactement pareil. C’est rageant, oui. C’est frustrant de constater qu’on a plus le même panache, re-oui. Mais c’est ainsi. Or des tas de blessures sont issus de ce décalage entre la forme ressentie et la triste réalité d’un corps moins docile. Les pianistes ayant comme moi reçu une formation classique se reconnaîtront : on ne peut pas toujours aborder des études techniques avec la fougue et l’impatience d’un élève du Conservatoire prompt à besogner son clavier six heures par jour en ne s’interrompant que pour répondre au téléphone ! Si pour couronner le tout, la vie vous a amené son heureux lot de bonheurs familiaux en tout genre, cela signifie que vous travaillez moins votre instrument, que les muscles sont un peu moins entraînés, moins réactifs. Dépoussiérer ses recueils de jeunesse en espérant retrouver exactement le même son et la même aisance n’est pas en soi impossible, mais il faut garder en tête que cela risque d’être plus long et que les chances de se faire mal sont élevées. Patience, prudence. Et tolérance.
L’autre grande maladie qui peut affliger un beau jour un artiste se nomme dépression, surmenage (en ce moment on dit burn-out). Tournées fatigantes, périodes de difficultés personnelles, échecs professionnels… est-il besoin d’inventorier les avatars de la vie moderne ? Ici le corps mécanique n’est pas atteint, et pourtant, le résultat n’en demeure pas moins handicapant. Car un état dépressif aura pour principale conséquence de soustraire l’instrumentiste à la presque totalité de son environnement (y compris la sphère musicale). Dans cette parenthèse morose, l’interprète le plus véloce est aussi performant qu’un bolide de formule 1 privé de carburant : une machine en parfait état de fonctionnement, mais reléguée au garage. Je ne m’attarderai pas sur les stratégies de guérisons — qui existent et qui ont fait leurs preuves. Le lecteur trouvera de nombreuses descriptions un peu partout. Contentons-nous de dire que dans ce cas précis, l’appareil mécanique de l’instrumentiste n’est pas atteint.
Outre les douleurs dorsales ou articulaires, l’autre fléau auquel on ne pense pas toujours en matière de handicap artistique est dû à des problèmes d’audition, en particulier les acouphènes qui sont un véritable poison. Les personnes concernées sont le plus souvent victimes d’un « accident de concert », sur scène ou devant elle, c’est-à-dire d’une exposition trop longue et trop intense (parfois trop répétée) à certaines fréquences. La conséquence, tout le monde la connaît : un sifflement à vous rendre chèvre. Là encore des solutions existent, mais il apparaît évident qu’en la matière, la prévention demeure capitale : un professionnel doit traiter ses tympans avec un soin particulier, y compris pour des activités annexes (comme la plongée). D’ailleurs, pour bien faire, il faudrait se rendre chez l’ORL aussi souvent que chez le dentiste. Nonobstant ces précautions, gardons à l’esprit qu’avec le temps, les oreilles baissent, et avec elles notre fameuse courbe de fréquence. Selon toute logique, nos facultés auditives sont aussi vulnérables et sujettes à l’atrophie que le reste de nos organes.
Pour ce qui concerne les problèmes liés à la pratique, la cause la plus commune demeure la sursollicitation tendineuse. En gros, vous avez trop tiré sur la corde et les bras (ou le dos ou les épaules ou les lèvres) vous font savoir par le truchement de signaux désagréables qu’il faut faire un break. Il s’agit d’une réaction de protection qu’il faut entendre et accepter, nous y reviendrons dans le billet consacré à la prévention. Soulignons un détail assez important et révélateur : le plus souvent, ces douleurs surviennent non pas en concert, mais chez l’instrumentiste, au terme d’une pratique trop intense et pas assez variée, dans un environnement parfaitement familier, au sein duquel les limites temporelles tendent à s’effacer — personne ne viendra dans votre salon ou votre studio, à part un voisin que le bruit dérange, vous demander de vous interrompre. Et c’est précisément là que réside le danger : à défaut de se ménager des pauses suffisantes, d’organiser convenablement ses plages de travail et de repérer les gestes répétitifs potentiellement traumatisants, on se retrouve très vite avec une interdiction de jouer d’une durée allant de 1 à 3 semaines… Alors, mieux vaut prévenir que guérir. D’autant plus que pour le musicien passionné et en pleine préparation, la blessure la plus douloureuse quand un tel pépin survient est de nature psychologique. Parfois, on peut même friser la dépression.
La blessure psychologique
Après avoir parlé des causes, intéressons-nous à l’aspect psychologique du problème. Dans l’esprit du musicien, la survenue d’un problème lié à la pratique peut se décomposer en phases, plus ou moins longues et intenses, qui tendent à suivre une progression assez linéaire. Dans l’ordre, on trouve grosso modo : le déni ; la colère ; la négociation ; la peur ; la dépression ; l’acceptation. L’important dans cette prise de conscience à étapes (on en compte entre cinq et sept), c’est d’atteindre le plus vite possible le stade final d’acceptation, car c’est seulement à ce moment que sont mises en place des stratégies de guérison efficaces. Toutes les phases intermédiaires, si elles sont quasiment inévitables et nécessaires, retiennent l’artiste de l’instant clé où il commencera à prendre sa situation à bras le corps, sans plus tenter de minimiser son état (déni), se chercher des faux-fuyants (négociation), ou se demander, la mine sombre, s’il pourra jamais rejouer comme avant (dépression).
Dans ce processus, en particulier celui qui conduit à une forme de neurasthénie, demeure bien souvent une certitude, une rengaine sociale que l’entourage du musicien ne manquera presque jamais de lui rabâcher tel un réflexe pavlovien : si tu t’es blessé, c’est que tu as mal fait ! Non content d’être temporairement handicapé, l’artiste doit en plus gober ce qui semble frappé au coin du bon sens : le musicien est toujours responsable de son état, il n’y a pas de blessure « gratuite ». Si vous vous êtes fait mal, en somme, c’est de votre faute ! Vous êtes coupable. On pourrait gloser deux heures sur la morale qui entoure ses assertions déplacées, outrancières et le plus souvent fausses, mais avant de démontrer méticuleusement en quoi cette accusation est seulement gratuite, il nous faut faire un détour par l’environnement sociétal dans lequel évolue l’artiste. Impossible de ne pas faire un peu de sociologie si l’on veut comprendre la genèse de ces réflexions souvent ineptes.
Toutes les victimes se sentent coupables
Gérard Lopez, psychiatre, fondateur de l’Institut de victimologie
Nous évoluons dans un monde toujours plus concurrentiel, dans lequel la solidarité et l’équité sociale sont systématiquement rudoyées. Peu importe sa sensibilité politique, ce qu’il importe de saisir, c’est la dynamique perverse et les codes qui sont à l’œuvre, et depuis longtemps démonter par des sociologues de tout bord. Ces codes insidieux quels sont-ils, que doit intégrer à toute force le salarié moderne ? Il doit savoir et se répéter tel un mantra farfelu que le succès est la résultante d’un travail d’équipe, d’un esprit d’entreprise, d’une méthode qu’il a la chance d’appliquer, d’une doctrine (économique) qui ne souffre d’aucune alternative, d’une époque formidable qu’il doit aimer et défendre bec et ongles. L’échec en revanche est personnel. Toujours personnel. Peu importe qu’on lui ait fixé des buts inatteignables ; peu importe l’état de stress aigu dans lequel le respect des sacro-saints objectifs l’avait plongé ; peu importe la malhonnêteté et la duplicité des cadres ou des actionnaires : c’est de sa faute. C’est un loser, comme dirait l’autre. Et personne n’aime les losers ! Bon j’arrête là le couplet technique. Qu’il me suffise de rappeler que cette intégration culturelle de l’échec est stupide et qu’elle n’est pas une fatalité : une conception différente des rapports professionnels est possible, débarrassé des cadences infernales dissimulées, des ulcères de l’estomac, et des cours de yoga bicram pratiqués par des winners méditatifs persuadés qu’ils pourront évacuer, dans des salles reconverties en étuves, tout le stress accumulé dans la journée en même temps que la moitié de leur masse d’eau.
Revenons à nos moutons. Pourquoi ce détour par le monde du travail ? Tout simplement parce que cette vision pernicieuse de la réussite (ou de l’échec) a fini, il fallait bien que cela arrive, par pénétrer lentement toutes les strates de notre société, y compris la sphère artistique. Or, avec cet esprit du musicien illusoirement autonome, hyper-responsable de sa carrière, maîtrisant chaque aspect de ses prestations dans les moindres détails, jonglant avec les casquettes d’interprète/comptable et de compositeur/fiscaliste, affluent les problèmes qui étaient ordinairement le lot des chauffeurs Uber ou des livreurs Deliveroo : l’individu se responsabilise au-delà du raisonnable, excède son domaine de compétence, ignore les causes exogènes de ses difficultés, et tend à passer chaque événement, bon ou mauvais, au tamis de sa seule volonté forcément noble et immaculée. En résumé, s’il s’est fait mal, c’est forcément parce qu’il l’a bien cherché ! Et la société, bonne et innocente, s’en lave les mains.
S’il est important, nous en reparlerons, de repérer les habitudes néfastes qui ont pu conduire à une blessure, il est en revanche inutile, pour ne pas dire insupportable et indécent, de jeter le sel de la mauvaise conscience sur des plaies ouvertes. La première étape vers la guérison consiste donc à cesser de battre sa coulpe et de considérer qu’on a forcément « mal agi ». Nous ne sommes tout bonnement pas égaux devant l’effort, devant les risques. Des tas de maladies surviennent sans qu’on en explique les causes d’une manière satisfaisante. Abandonner la dynamique morale insidieuse nous permettra donc au plus vite d’entrer dans le champ beaucoup plus vaste et fertile de la philosophie du corps.
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