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Les Blessures du musicien (2)

Nous l’avons vu dans le précédent billet, il incombe au musicien de gagner le plus vite possible l’ultime étape du processus lié à un événement traumatique : la phase d’acceptation. C’est seulement à partir de là que pourront se mettre en place des stratégies efficaces de guérison et de prévention.

En cas de blessure, tout d’abord, il y a fort à parier qu’un médecin prescrira un inévitable temps de repos. Chaque cas est unique, et certains instrumentistes chanceux pourront poursuivre — modérément — leur activité, mais dans tous les cas, une période de recul par rapport à son instrument, une réflexion sur les raisons ayant conduit à une douleur semble indispensable. Au reste, puisque les mêmes causes produisent les mêmes effets, négliger cette étape ne pourra bien sûr que favoriser les rechutes.

L’analyse du problème pourra se faire avec l’aide d’un professionnel, un regard extérieur étant toujours intéressant pour déceler de mauvaises habitudes. La plupart du temps, le trouble naît d’un défaut de posture ou d’intensité dans la pratique, celui-là pouvant évidemment aggraver celui-ci. Répétons que les instrumentistes se blessent le plus souvent chez eux, et que c’est bien à la maison, au calme, que doivent être corrigés les gestes et les positions. Siège trop haut ou trop bas ; tension excessive dans les épaules ou les poignets ; manque de soutien au niveau de la ceinture scapulaire ; temps de récupération insuffisant ; répétition excessive du même geste ; mauvaise hygiène alimentaire conduisant à des états inflammatoires : il serait impossible d’énumérer toutes les erreurs pouvant aboutir à une pathologie. D’autant que certaines œuvres — notamment les études — imposent des contorsions et se focalisent sur des points techniques qui favorisent l’émergence d’une gêne. Cette dernière peut apparaître au niveau des doigts, du poignet, de l’avant-bras, des épaules, du cou, du dos, et évoluer, si elle n’est pas prise en compte, vers une forme de « handicap » toujours plus pénible.

On compare assez souvent le pianiste à un sportif de haut niveau, ce qui est vrai dans une certaine mesure, mais nécessite un petit ajustement, surtout en ce qui concerne l’effort et la douleur. En musculation, on recherche la douleur, car elle signifie que les fibres ont été endommagées — volontairement bien entendu — , et c’est le processus de réparation des cellules qui va permettre la prise de masse. En musique, en revanche, la règle du no pain no gain n’a pas du tout sa place ! Sentir que l’appareil moteur est sollicité, dans la limite du raisonnable, est tout à fait normal. En revanche, toute sensation par trop désagréable, tout ce qui participe d’une irritation, d’une brûlure, d’une « piqûre » ou encore d’un pincement est anormale. Toutes ces douleurs sont des symptômes, la manifestation d’un processus pathologique sous-jacent. Le corps s’exprime, en d’autres termes… et il faut savoir l’écouter ! Bien plus, il convient de le laisser parler, car les signaux d’alerte — en cas de tendinite, par exemple — sont indispensables et correspondent au moment où l’organisme entreprend le début des « réparations ». Bloquer ces messages, notamment à travers la prise d’anti-inflammatoire, n’est pas toujours souhaitable. Les médicaments ne sont bien souvent qu’un cache-misère qui peut ralentir le processus de régénération cellulaire et laissent l’instrumentiste, dorénavant privé d’une douleur salutaire, aggraver son état.

Si les traitements allopathiques sont parfois inévitables, on recourra volontiers aux produits naturels dont l’efficacité n’est plus à prouver et qui feront l’objet d’un prochain billet.

Bien, la douleur est là, la blessure guette, cela signifie que vous avez trop tiré sur la corde. Le pire serait, radotons, de nier cet état, et de poursuivre sans rien changer, ce qui aurait pour unique conséquence de retarder le moment de la guérison. Un peu dommage, quand même. Dans le doute, une bonne pause s’impose. Vous allez devoir identifier la nature du problème avec un kiné et mettre en place des stratégies de récupération. Mais bien sûr, tout ceci implique l’arrêt de la pratique. Et là, patatras, c’est la catastrophe ! Catastrophe, parce qu’évidemment, il est hors de question de ne pas besogner l’instrument. D’ailleurs, vous aviez (au choix) un concert important ! un examen ! des cours à donner ! un disque à enregistrer ! une pièce à monter ! des répétitions ! Bref, s’arrêter n’est pas une option. En fait, c’est un drame. Si vous êtes un artiste exigeant et passionné, vous êtes probablement en train de sourire, car vous connaissez cet état psychologique. (Au passage, nous sommes encore dans la phase du déni et de la négociation.) Pour autant, je vous le dis tout net : vous gagnerez vraiment à cesser temporairement de jouer (c’est au demeurant ce qu’a choisi de faire Lang-Lang, dont la production, sur avis médical, à préférer annuler une partie de sa tournée il y a quelques années suite à une tendinite). Mais surtout, et c’est la bonne surprise de ce billet : vous pouvez continuer de faire des progrès pendant cette phase de repos… Oui, vous avez bien lu, on peut ne pas « travailler » son instrument et progresser — au grand minimum, ne pas régresser. Là, vous pensez sûrement que je parle de tout, sauf des gestes techniques, qui requièrent par nature une répétition ? Eh bien, non, je parle bien de l’ensemble du jeu qui va se maintenir, voire s’améliore, si le temps de récupération est correctement employé. Étonnant, non ? Pourtant tout à fait exact…

Air piano

Connaissez-vous les concours de air guitar ? Il s’agit de compétitions au cours desquelles les participants, sur une scène et devant un public conquis, singent des solos anthologiques de guitares… sans guitare. Ils font semblant quoi : ils jouent sur des cordes qui n’existent pas, un manche aérien. Évidemment, l’intérêt artistique nous apparaît quelque peu limité, voire nul, cependant, le air guitar nous offre un exemple très utile de jeu virtuel d’un instrument. Car au-delà de l’aspect loufoque d’un tel loisir, les scientifiques — qui n’en finissent plus d’étudier le cerveau et sa plasticité — nous ont apporté des renseignements troublants sur la pratique artistique non physique, comprenez : purement intellectuelle.

Je rapporte ici une expérience dont j’ai entendu parler pour la première fois sur France Culture (si quelqu’un a la référence…). Le protocole est le suivant : on mesure l’intensité d’un geste précis grâce à des appareils ; ensuite, on empêche la main de bouger et on demande aux participants de réaliser le geste identique par la pensée, et uniquement par la pensée ; au bout de quelques jours, on demande aux personnes de reproduire le geste initial, et là, ô surprise, la force musculaire n’a pas diminué, elle n’a pas non plus stagné, elle a augmenté ! Parfaitement authentique. Conclusion du professeur : le cerveau est capable, même sans stimulation physique véritable, d’accroître les connexions nerveuses responsables d’un mouvement.

Vous voyez où je veux en venir ? Dans l’affaire qui nous intéresse, il est tout à fait possible et souhaitable de nous inspirer de cette expérience. Le musicien qui se retrouve dans l’incapacité de toucher à son instrument (ou à le pratiquer pour une durée quotidienne très limitée) pourra continuer à travailler des fragments d’une œuvre en développant par la seule force de l’esprit tous les réseaux synaptiques (et musculaires) qui leur sont associés. La technique est simple : on se contente de frôler le clavier (ou le manche…) en imaginant le son. Dans les faits, cela est plus difficile à faire qu’il n’y paraît — et suppose le plus souvent de connaître les passages sur lesquels on s’est blessé. Au demeurant, cet « exercice » est si puissant que je le recommande même aux instrumentistes en pleine possession de leurs moyens. En effet, être capable de modeler des phrases musicales par l’unique force de l’esprit (sachant qu’à terme, on n’a même plus besoin de frôler le clavier, on se contente de l’imaginer…) offre des avantages colossaux. Cela permet en effet : de développer son oreille « interne » ; de mémoriser profondément une œuvre en l’étudiant différemment ; de répéter sans son instrument (pour se préparer en loge avant un concert, par exemple) ; de vaincre le stress en entretenant un rapport fusionel et inconscient avec la partition.

Bref, ce n’est pas avec des petits ou de gros bobos que la musique s’arrête. CQFD. Au contraire, pourrait-on presque dire, il faut profiter de cette période pour explorer tous les aspects constitutifs des processus d’apprentissage.

Avant-dernier billet consacré aux blessures liées à la pratique musicale. Après avoir parlé des causes, de la psychologie et des stratégies à mettre en œuvre pendant la phase de récupération, nous allons aujourd’hui aborder le champ plus vaste du rapport au corps et des limitations nturelles auxquelles ce dernier est confronté. Soyons un brin pompeux, nous allons poser les jalons d’une philosophie du corps. Carrément.

Humain trop humain…

Nous allons à présent aborder le champ plus vaste du rapport au corps et des limitations naturelles auxquelles ce dernier est confronté. Soyons un brin pompeux, nous allons poser les jalons d’une philosophie du corps. Carrément. Plutôt que de se morfondre, le musicien frappé par une blessure devrait saisir l’occasion qui lui est donnée de réfléchir à sa situation. Être contraint de prendre un peu de recul, de lever le pied peut permettre en effet de porter un regard critique et salutaire sur l’art et les conditions de son expression.

Yo! Wassup?!

Lorsque l’instrumentiste est freiné dans son travail par une pathologie, que se passe-t-il ? Le plus souvent, il se sent affaibli, diminué, handicapé. Il considère qu’il était en pleine possession de ses moyens avant, et qu’il se retrouve privé de ses moyens maintenant. Et il lui tarde, cela va sans dire, de recouvrer son potentiel initial. Mais si, comme dans la majorité des cas, l’intéressé guérit totalement, que va-t-il alors se produire ? Facile : il rattrapera son niveau initial et pourra continuer comme si de rien n’était. Cela semble frappé au coin du bon sens.

Et pourtant, il manque une nuance de taille à cette conception binaire de l’exercice instrumental. Car enfin, est-il juste de penser que l’artiste est soit « capable » soit « incapable » ? N’existe-t-il que deux stades, deux états possibles, deux dimensions : celui où l’on est maître de son appareil mécanique et celui où on ne l’est pas ? Cette conception ne semble-t-elle pas quelque peu illusoire ?

Hum…

Question : pourquoi sommes-nous — pour l’immense majorité d’entre nous — en permanence en train de répéter, de gammer, de déchiffrer, d’improviser ? Pour devenir meilleurs, pardi ! Pour être en somme davantage capables. Ceci impliquant, pour le formuler différemment, que nous tendons vers une perfection musicale, mais que nous y tendons seulement ; car l’imperfection et les restrictions de tous ordres font partie intégrante de notre condition humaine. Et à ce titre, on peut tout à fait concevoir un accident ou une tendinite comme un élément ayant une incidence sur le degré de maîtrise, mais certainement pas sur la maîtrise en tant que telle.

Michel Petrucciani

Je vous vois déjà froncer les sourcils : Ouais, enfin quand t’as le bras en écharpe, pardon, mais tu joues quand même beaucoup moins bien ! pestez-vous. Très bien. Mais dans ce cas, que dire des maladies qui frappent des musiciens tels que Michel Petrucciani, Django Reinhardt ou encore Beethoven ? Que dire de ceux qui jouent (j’en connais) avec un bout de doigt en moins ou qui doivent repartir à zéro après qu’un AVC leur a fait oublier dans quel sens il faut prendre le manche de la guitare ? Vous me rétorquerez : C’est différent, ils ont toujours été comme ça ! D’une, ce n’est pas totalement vrai, et de deux, c’est passer à côté de l’essentiel : tous ces immenses artistes ont su dépasser un handicap qui les gênait dans leur démarche professionnelle, tous ont pu poursuivre de brillantes carrières en raison d’un principe cardinal que nous devons placer au cœur de notre étude : l’adaptation.

Le roseau ploie, la branche casse…

Lorsqu’elle est correctement pratiquée, l’étude de la musique nous emmène en vérité beaucoup plus loin que la musique elle-même : c’est notre humanité que nous explorons chaque jour à travers le façonnage d’un son, la recherche d’une progression harmonique, l’équilibre d’un rythme plus ou moins complexe. L’étude d’un instrument est toujours une étude de soi. À travers un grand texte ou un arrangement original, c’est bien notre intimité que nous fouillons sans relâche, notre propre capacité à véhiculer des émotions, à retranscrire une intention, une dynamique. En ce sens, et parmi des tas d’autres aspects de la nature humaine, l’expérience artistique est toujours une expérience profondément limitative.

Travailler consiste finalement à éprouver ses limites, à repousser les lignes frontalières qui circonscrivent la totalité de notre potentiel. Et en la matière nous n’évoluons certainement pas tous sur le même territoire. Les talents étant par nature aussi inégalement répartis que les déserts et les forêts humides, chaque être possède in fine une géographie bien particulière qu’il doit explorer et au sein de laquelle s’agrège un ensemble de qualités physiques et émotionnelles qu’il a le devoir d’ériger en bastions coiffés de drapeaux aux couleurs criardes. Ce monde inique et souverain, c’est celui du sportif dont le taux de globules rouges (sans aide prohibée) est anormalement élevé ; c’est celui du pianiste que des ligaments excessivement laxes invitent aux étirements les plus spectaculaires ; c’est celui du compositeur nanti d’une oreille à même de décomposer un improbable cluster. Entre mes années de conservatoire et ma carrière, j’ai eu l’occasion de croiser des instrumentistes aux profils tellement variés. Il y avait ceux qui engloutissaient des études mais peinaient sur des ballades, ceux qui avaient un sens du rythme hors du commun mais ne retenaient rien, ceux qui entendaient tout mais faisaient preuve d’une sensibilité atrophiée, ceux qui possédaient une technique d’octave phénoménale mais un legato douteux. Les exemples pullulent. Au final, chacun a un jour fait l’expérience de ses forces et de ses faiblesses et a dû apprendre à composer avec ses propres disparités, à évoluer dans son propre « pays ».

Il est d’ailleurs amusant d’entendre les artistes les plus médiatisés jalouser leurs collègues pour tel ou tel détail d’exécution. Ceci nous rappelant au passage que même au zénith de l’excellence, des différences demeurent et qu’il n’y a pas de prototype de virtuosité, pas d’étalon d’interprétation, pas de norme absolue de maîtrise technique. Il n’y a que des êtres humains, avec leur complexité, leurs atouts, leurs fragilités.

Ceci posé, on peut dès lors concevoir la pratique instrumentale pour ce qu’elle a toujours été : une expérience d’humilité à part entière. Chaque étape de la vie d’un artiste sera jalonnée de phases plus ou moins heureuses au cours desquelles il découvrira ses lisières. Il cherchera à les franchir bien sûr, à faire mentir la nature, mais en fin de compte, il ne pourra composer qu’avec son unique potentiel. Sa finitude.

Il est possible par exemple que votre anatomie vous empêche définitivement de reproduire le son de ce virtuose que vous aimez tant. De fait, cette idole a modelé sa technique en fonction de ses attributs physiques et de sa sensibilité : autant d’éléments qui n’appartiennent qu’à lui. Mais outre le plaisir et la motivation, est-il judicieux de poser les enregistrements de ce maître comme une fin en soi, un objectif ? À quoi bon tenter de s’approprier ce qui ne nous appartient pas, ne nous révèle pas ? On peut s’inspirer d’une lecture particulière, oui, adhérer à un parti pris et jouer les épigones à la petite semaine ; nonobstant, l’ultime vérité artistique (disons plutôt l’ultime authenticité) se trouve bien cachée en chacun de nous, patiente sous des monceaux de complexes et d’idées reçues que le temps déblaie méthodiquement (c’est ce qu’on appelle la maturité), scrute le carnaval des vanités à travers un masque sonore qui n’épousent que très imparfaitement son visage, murmure à son hôte, écrasée qu’elle est par de néfastes jeux de rôles musicaux : Je suis là, je suis toi, je ne suis pas une autre, accepte-moi, apprends à me voir sous un jour cru, sans fard, sans fausses espérances, sans douter… Aime-moi !… Aime-toi !…

Connais-toi toi-même

Alors, quel rapport avec la blessure ? Pourquoi, mutatis mutandis, ce détour « philosophique » ? Parce qu’il est nécessaire. Il est apodictique ! Parce que la pratique artistique dénuée d’un minimum d’esprit, de psychologie, de spiritualité, de hauteur, de mise en perspective est vouée à rester prisonnière d’une chape de plomb. Comprendre que nous sommes naturellement contraints par notre spécificité physiologique suppose d’accepter ses limites, mais aussi de se soumettre à ces dernières. Nous sommes sans cesse en train de déployer des trésors d’ingéniosité, sans cesse en train de courir après le bon geste, le bon son, sans cesse en train de modifier quelque chose, de négocier, de transgresser. S’adapter ? Mais on ne fait que ça !

Si l’on annonçait de but en blanc à un jeune prodige : Tu t’es blessé sur cette étude, tu ne pourras plus jamais la jouer de la même manière, on devine le torrent de contestation qui ne manquerait pas d’inonder la salle de classe. Et pourtant, c’est exactement ce qui va se produire. Voilà pourquoi une philosophie du corps va de pair avec une pratique musicale libre et épanouie. Ce qu’il faut dire à ce (plus ou moins) jeune élève, c’est qu’il pourra reprendre la pièce en question, sans aucun doute, mais qu’il devra le faire différemment, en repérant les passages dangereux, en se ménageant davantage de pauses, en tenant compte des points techniques qui l’ont amené à une rupture, en continuant de prendre du plaisir à d’autres endroits de l’œuvre, en acceptant que le son ou le tempo vont changer pendant une courte période, en d’autres termes : en s’adaptant. Du reste, il s’était déjà adapté de nombreuses fois : il ne s’agira donc que d’un ajustement supplémentaire.

Il faut marteler que la blessure n’est que l’un des aspects limitatifs du corps. Nous sommes en réalité cantonnés de mille façons ! Devoir modifier son approche n’est pas dramatique, il faut plutôt y voir l’opportunité d’esquisser un cadre pratique et de rechercher des solutions mécaniques alternatives. Ce faisant, l’artiste découvrira des chemins de traverse et une part insoupçonnée de sa personnalité.

Comprendre où se situe sa propre ligne, savoir l’enjamber, la contourner, s’y arrêter net, parfois, fait partie de l’expérience musicale mature nous guidant vers un plus haut degré de maîtrise. Maîtrise humaine plutôt qu’instrumentale ; éthique plutôt que technique.

Se blesser, c’est se connaître. S’adapter, c’est se respecter.

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Les Blessures du musicien

Les blessures de diverses natures qui peuvent affecter un musicien à un moment ou à un autre de sa carrière — pour ne pas dire qui l’affecteront bel et bien — sont une réalité qui mérite largement quelques lignes. Si les professionnels de la santé ont coutume de comparer les musiciens à des sportifs de haut niveau, il faut bien admettre que contrairement à ces derniers, les artistes sont encore assez loin d’apporter à leur corps tout le soin qu’il requiert. Quant à l’aspect psychologique de l’accident de parcours, il n’est presque jamais abordé. Hélas !

Tout d’abord, il faut savoir que la blessure peut frapper n’importe qui (et par blessure, on entend ici toute pathologie somatique ou psychologique ayant un impact sur la pratique mécanique de son instrument). Concertiste, débutant, jeune ou vieux, les exemples abondent. On aurait vite fait de conclure, à l’issue d’un pépin de santé « Moi, je me suis fait mal comme un idiot, alors que ça ne serait jamais arrivé à… (mettez ici le nom de votre idole) » eh bien, désolé de déshydrater vos pulsions fatalistes et vos complexes d’infériorité, mais c’est tout bonnement inexact. Les accidents de parcours et les ennuis de santé sont le lot de tous, y compris des plus grands virtuoses. Peterson souffrait d’arthrose chronique, Keith Jarrett a dû longuement quitter la scène pour soigner une dépression, Bill Evans a eu le bras cassé, Lang Lang a récemment interrompu sa tournée pour traiter une « inflammation du bras gauche… », sans oublier Léon Fleischer, Gary Graffman, et tous les autres. Vraiment, si vous êtes affligé d’une tendinite ou d’un désagrément similaire, sachez que vous n’êtes ni le premier ni le dernier. Ça ne réconfortera pas tout le monde, mais il est parfois judicieux de relativiser ses petites — ou grosses — misères et de les mettre en perspective avec ses pairs.

Idéalement, la blessure devrait être anticipée ; c’est-à-dire que les risques inflammatoires liés aux sursollicitations musculo-squelettiques ou aux mauvaises postures devraient être présentés très sérieusement aux musiciens, en particulier les plus jeunes. Malheureusement, outre quelques conseils généraux de bon sens dont l’utilité nous laisse rêveurs (« Tiens-toi droit… Attention à ne pas te blesser, cette étude est coriace… Pense à boire de l’eau ! »), les mises en garde physiologiques précises et détaillées — les psychologiques étant carrément inexistantes — ne sont pas à la hauteur des stimulations corporelles du musicien travaillant quotidiennement et longuement son instrument.

Des causes diverses

Pour faire un rapide tri, disons qu’il existe deux grandes catégories de blessures : celles qui ont une cause externe et celles qui ont une cause endogène — catégories que l’on peut sous-diviser entre pathologies liées strictement à la pratique et les autres.

Les causes exogènes sont celles qui ont le mérite de ne pas affecter totalement la responsabilité de la victime — disons de la ménager. L’exemple le plus simple est celui de l’accident de voiture ou de circulation. Vous êtes à pied ou à vélo, un conducteur grille un feu et paf ! vous vous retrouvez avec le bras en écharpe pour plusieurs semaines (dans le meilleur des cas…). La frustration et la colère seront au rendez-vous, bien sûr, et la gestion psychologique de la crise sera capitale, mais il faut bien admettre que contre une voiture ou un scooter, même en vous tenant bien droit et en buvant beaucoup d’eau, vous ne ferez pas grand-chose.

Parmi les causes endogènes, commençons par étudier celles qui sont étrangères à la pratique instrumentale. Et Dieu sait qu’il y en a ! Si vous avez moins de 40 ans, ceci ne vous parlera probablement pas, mais bien souvent, l’âge est un facteur déterminant dans les risques de blessure. Les tendons et les muscles sont comme le reste d’un corps mûrissant : toujours plus prompt à se rebeller à force de perdre du tonus et de l’élasticité. Pour faire un parallèle que tout le monde comprendra, il semblerait aberrant de demander à deux personnes séparées d’une trentaine d’années les mêmes performances sportives, n’est-ce pas ? Contrairement à son aîné, un adolescent peut effectuer des efforts violents, soutenus et répétés. C’est le privilège de la jeunesse. Cet état de grâce ne dure pas, bien sûr, et il faut adapter la pratique à chaque âge de la vie. Ma foi, cela paraît assez évident à dire, mais il se trouve qu’en musique, c’est exactement pareil. C’est rageant, oui. C’est frustrant de constater qu’on a plus le même panache, re-oui. Mais c’est ainsi. Or des tas de blessures sont issus de ce décalage entre la forme ressentie et la triste réalité d’un corps moins docile. Les pianistes ayant comme moi reçu une formation classique se reconnaîtront : on ne peut pas toujours aborder des études techniques avec la fougue et l’impatience d’un élève du Conservatoire prompt à besogner son clavier six heures par jour en ne s’interrompant que pour répondre au téléphone ! Si pour couronner le tout, la vie vous a amené son heureux lot de bonheurs familiaux en tout genre, cela signifie que vous travaillez moins votre instrument, que les muscles sont un peu moins entraînés, moins réactifs. Dépoussiérer ses recueils de jeunesse en espérant retrouver exactement le même son et la même aisance n’est pas en soi impossible, mais il faut garder en tête que cela risque d’être plus long et que les chances de se faire mal sont élevées. Patience, prudence. Et tolérance.

L’autre grande maladie qui peut affliger un beau jour un artiste se nomme dépression, surmenage (en ce moment on dit burn-out). Tournées fatigantes, périodes de difficultés personnelles, échecs professionnels… est-il besoin d’inventorier les avatars de la vie moderne ? Ici le corps mécanique n’est pas atteint, et pourtant, le résultat n’en demeure pas moins handicapant. Car un état dépressif aura pour principale conséquence de soustraire l’instrumentiste à la presque totalité de son environnement (y compris la sphère musicale). Dans cette parenthèse morose, l’interprète le plus véloce est aussi performant qu’un bolide de formule 1 privé de carburant : une machine en parfait état de fonctionnement, mais reléguée au garage. Je ne m’attarderai pas sur les stratégies de guérisons — qui existent et qui ont fait leurs preuves. Le lecteur trouvera de nombreuses descriptions un peu partout. Contentons-nous de dire que dans ce cas précis, l’appareil mécanique de l’instrumentiste n’est pas atteint.

Outre les douleurs dorsales ou articulaires, l’autre fléau auquel on ne pense pas toujours en matière de handicap artistique est dû à des problèmes d’audition, en particulier les acouphènes qui sont un véritable poison. Les personnes concernées sont le plus souvent victimes d’un « accident de concert », sur scène ou devant elle, c’est-à-dire d’une exposition trop longue et trop intense (parfois trop répétée) à certaines fréquences. La conséquence, tout le monde la connaît : un sifflement à vous rendre chèvre. Là encore des solutions existent, mais il apparaît évident qu’en la matière, la prévention demeure capitale : un professionnel doit traiter ses tympans avec un soin particulier, y compris pour des activités annexes (comme la plongée). D’ailleurs, pour bien faire, il faudrait se rendre chez l’ORL aussi souvent que chez le dentiste. Nonobstant ces précautions, gardons à l’esprit qu’avec le temps, les oreilles baissent, et avec elles notre fameuse courbe de fréquence. Selon toute logique, nos facultés auditives sont aussi vulnérables et sujettes à l’atrophie que le reste de nos organes.

Pour ce qui concerne les problèmes liés à la pratique, la cause la plus commune demeure la sursollicitation tendineuse. En gros, vous avez trop tiré sur la corde et les bras (ou le dos ou les épaules ou les lèvres) vous font savoir par le truchement de signaux désagréables qu’il faut faire un break. Il s’agit d’une réaction de protection qu’il faut entendre et accepter, nous y reviendrons dans le billet consacré à la prévention. Soulignons un détail assez important et révélateur : le plus souvent, ces douleurs surviennent non pas en concert, mais chez l’instrumentiste, au terme d’une pratique trop intense et pas assez variée, dans un environnement parfaitement familier, au sein duquel les limites temporelles tendent à s’effacer — personne ne viendra dans votre salon ou votre studio, à part un voisin que le bruit dérange, vous demander de vous interrompre. Et c’est précisément là que réside le danger : à défaut de se ménager des pauses suffisantes, d’organiser convenablement ses plages de travail et de repérer les gestes répétitifs potentiellement traumatisants, on se retrouve très vite avec une interdiction de jouer d’une durée allant de 1 à 3 semaines… Alors, mieux vaut prévenir que guérir. D’autant plus que pour le musicien passionné et en pleine préparation, la blessure la plus douloureuse quand un tel pépin survient est de nature psychologique. Parfois, on peut même friser la dépression.

La blessure psychologique

Après avoir parlé des causes, intéressons-nous à l’aspect psychologique du problème. Dans l’esprit du musicien, la survenue d’un problème lié à la pratique peut se décomposer en phases, plus ou moins longues et intenses, qui tendent à suivre une progression assez linéaire. Dans l’ordre, on trouve grosso modo : le déni ; la colère ; la négociation ; la peur ; la dépression ; l’acceptation. L’important dans cette prise de conscience à étapes (on en compte entre cinq et sept), c’est d’atteindre le plus vite possible le stade final d’acceptation, car c’est seulement à ce moment que sont mises en place des stratégies de guérison efficaces. Toutes les phases intermédiaires, si elles sont quasiment inévitables et nécessaires, retiennent l’artiste de l’instant clé où il commencera à prendre sa situation à bras le corps, sans plus tenter de minimiser son état (déni), se chercher des faux-fuyants (négociation), ou se demander, la mine sombre, s’il pourra jamais rejouer comme avant (dépression).

Dans ce processus, en particulier celui qui conduit à une forme de neurasthénie, demeure bien souvent une certitude, une rengaine sociale que l’entourage du musicien ne manquera presque jamais de lui rabâcher tel un réflexe pavlovien : si tu t’es blessé, c’est que tu as mal fait ! Non content d’être temporairement handicapé, l’artiste doit en plus gober ce qui semble frappé au coin du bon sens : le musicien est toujours responsable de son état, il n’y a pas de blessure « gratuite ». Si vous vous êtes fait mal, en somme, c’est de votre faute ! Vous êtes coupable. On pourrait gloser deux heures sur la morale qui entoure ses assertions déplacées, outrancières et le plus souvent fausses, mais avant de démontrer méticuleusement en quoi cette accusation est seulement gratuite, il nous faut faire un détour par l’environnement sociétal dans lequel évolue l’artiste. Impossible de ne pas faire un peu de sociologie si l’on veut comprendre la genèse de ces réflexions souvent ineptes.

Toutes les victimes se sentent coupables

Gérard Lopez, psychiatre, fondateur de l’Institut de victimologie

Nous évoluons dans un monde toujours plus concurrentiel, dans lequel la solidarité et l’équité sociale sont systématiquement rudoyées. Peu importe sa sensibilité politique, ce qu’il importe de saisir, c’est la dynamique perverse et les codes qui sont à l’œuvre, et depuis longtemps démonter par des sociologues de tout bord. Ces codes insidieux quels sont-ils, que doit intégrer à toute force le salarié moderne ? Il doit savoir et se répéter tel un mantra farfelu que le succès est la résultante d’un travail d’équipe, d’un esprit d’entreprise, d’une méthode qu’il a la chance d’appliquer, d’une doctrine (économique) qui ne souffre d’aucune alternative, d’une époque formidable qu’il doit aimer et défendre bec et ongles. L’échec en revanche est personnel. Toujours personnel. Peu importe qu’on lui ait fixé des buts inatteignables ; peu importe l’état de stress aigu dans lequel le respect des sacro-saints objectifs l’avait plongé ; peu importe la malhonnêteté et la duplicité des cadres ou des actionnaires : c’est de sa faute. C’est un loser, comme dirait l’autre. Et personne n’aime les losers ! Bon j’arrête là le couplet technique. Qu’il me suffise de rappeler que cette intégration culturelle de l’échec est stupide et qu’elle n’est pas une fatalité : une conception différente des rapports professionnels est possible, débarrassé des cadences infernales dissimulées, des ulcères de l’estomac, et des cours de yoga bicram pratiqués par des winners méditatifs persuadés qu’ils pourront évacuer, dans des salles reconverties en étuves, tout le stress accumulé dans la journée en même temps que la moitié de leur masse d’eau.

Revenons à nos moutons. Pourquoi ce détour par le monde du travail ? Tout simplement parce que cette vision pernicieuse de la réussite (ou de l’échec) a fini, il fallait bien que cela arrive, par pénétrer lentement toutes les strates de notre société, y compris la sphère artistique. Or, avec cet esprit du musicien illusoirement autonome, hyper-responsable de sa carrière, maîtrisant chaque aspect de ses prestations dans les moindres détails, jonglant avec les casquettes d’interprète/comptable et de compositeur/fiscaliste, affluent les problèmes qui étaient ordinairement le lot des chauffeurs Uber ou des livreurs Deliveroo : l’individu se responsabilise au-delà du raisonnable, excède son domaine de compétence, ignore les causes exogènes de ses difficultés, et tend à passer chaque événement, bon ou mauvais, au tamis de sa seule volonté forcément noble et immaculée. En résumé, s’il s’est fait mal, c’est forcément parce qu’il l’a bien cherché ! Et la société, bonne et innocente, s’en lave les mains.

S’il est important, nous en reparlerons, de repérer les habitudes néfastes qui ont pu conduire à une blessure, il est en revanche inutile, pour ne pas dire insupportable et indécent, de jeter le sel de la mauvaise conscience sur des plaies ouvertes. La première étape vers la guérison consiste donc à cesser de battre sa coulpe et de considérer qu’on a forcément « mal agi ». Nous ne sommes tout bonnement pas égaux devant l’effort, devant les risques. Des tas de maladies surviennent sans qu’on en explique les causes d’une manière satisfaisante. Abandonner la dynamique morale insidieuse nous permettra donc au plus vite d’entrer dans le champ beaucoup plus vaste et fertile de la philosophie du corps.


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