En séjour à Séville juste avant l’Ascension, je croise un orchestre d’harmonie qui interprète un magnifique air traditionnel. #sevilla #ascension #fanfarria #brassband #monstrueux
Catégorie : Divers
La Prothèse du chanteur
Quand la technologie rencontre les lois du marché
L’Auto-tune est un procédé inventé par Andy Hildebrand à la fin des années 90, visant à corriger la justesse d’un son par le biais d’un traitement numérique. Son utilisation la plus célèbre reste le morceau Believe, interprété par la chanteuse Cher.
Ce son caractéristique (en gros, une voix de « robot ») s’est peu à peu imposé dans différents styles comme le raï ou le rap, et est associé à certains artistes au gré de leur inspiration (c’est-à-dire des contraintes marketing dictées par leurs labels). À titre d’exemple, l’effet typiquement métallique travestit fréquemment le timbre de Madonna, de Rihanna ; il nivelle également celle de Maître Gims, dont le nom est en passe de définir le nouvel étalon de la médiocrité artistique française.
Jusque-là, rien de neuf. Et l’Auto-Tune — tout comme le Vocoder d’Herbie Hancock dans les années 80 avec son célèbre Rock It — pourrait être considéré tel un simple « instrument », un élément stylistique s’inscrivant dans une époque ayant sacrifié une partie de son âme sur l’autel de la technologie. Mais attention, les apparences sont trompeuses. Car la technologie masque ici une réalité beaucoup plus sombre.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il existe deux façons d’utiliser l’Auto-Tune : soit en l’exagérant, ce qui a pour conséquence de le rendre perceptible ; soit en s’en servant comme d’un discret, mais bien réel correcteur de justesse vocale. Certains réglages permettent en effet de rendre l’algorithme (presque) inaudible, sans lui ôter ses capacités à masquer les imperfections. Une aubaine pour les studios et les maisons de disques qui ont très vite senti les avantages qu’ils pouvaient en retirer.
Le phénomène semble avoir suivi trois chemins parallèles.
Tout d’abord, l’Auto-tune a permis aux directeurs artistiques (c’est-à-dire commerciaux) de miser davantage sur la plastique et les origines ethniques de leurs futures vedettes plutôt que sur leur maîtrise du solfège. De fait, comme la formation technique n’était plus un prérequis indispensable, la tendance de fond consistant à cloner des interprètes s’est largement amplifiée. Pour les professionnels du secteur, la technologie était le Graal qui les autorisait à prendre le contrôle du chanteur… mais aussi de son instrument. Dans l’optique de croissance que visent les écuries musicales — au demeurant malmenée par internet—, la maîtrise de l’image et des agissements de leurs poulains[1] était insuffisante ; il fallait en outre que ces derniers puissent concourir sur tout terrain, par n’importe quel temps, et même avec une patte cassée.
Autre application : l’Auto-Tune a permis de limiter l’usage massif des play-back pendant les concerts (sic). Car courir d’un bout à l’autre de la scène tout en respectant une chorégraphie ardue et sans perdre le contrôle de son souffle — c’est-à-dire de la justesse—, n’est pas chose facile. C’est même carrément impossible. En témoignent les premières prestations de Kylie Minogue ou de Michael Jackson les montrant littéralement hors d’haleine et recevant le soutien d’une armada de choristes[2]. À l’époque, certains producteurs ont choisi de pallier la difficulté en diffusant un enregistrement dès que la diva devait piquer un sprint. Problème : la supercherie s’est vite remarquée, les concerts devenant de plus en plus des copies des originaux discographiques. (Sans compter que certains spectateurs s’étonnaient de la décontraction avec laquelle ces poitrines suantes et chavirées poussaient le contre-ut.) Qu’à cela ne tienne, il restait une solution : l’Auto-Tune ! Aujourd’hui encore, il incombe à certains techniciens de régler sur le vif l’intensité de la correction électronique, en fonction notamment de la fatigue physique de l’artiste. Cette duperie, même si elle n’affecte heureusement pas tous les concerts — et boude souverainement la scène indépendante, les opéras et les clubs de jazz—, demeure une réalité qu’il faut dénoncer en espérant à terme son éradication définitive.
Pour autant, ce n’est pas dans ce contexte que l’usage de l’Auto-Tune s’est le plus développé. Car il y avait une troisième voie à défricher. La plus perverse, sans doute.
Un monde musical en profonde mutation
Pour choquant qu’il soit, le fait est là : la technologie visant à corriger automatiquement la justesse des sons est à l’œuvre dans la quasi-totalité de la production musicale française. Au plus populaire le style, au plus massif l’usage. Nous ne parlons pas ici de l’emploi assumé et « artistique » de l’Auto-Tune, mais bien de ses vertus secrètement rectificatrices.
Ici, deux précisions de tailles s’imposent : la plupart des chanteurs pourraient tout à fait se passer de ce rabotage numérique ; la plupart des chanteurs ignorent que le procédé a été utilisé ou le découvrent alors qu’il est déjà trop tard — souvent parce qu’ils ont été soigneusement écartés des phases annexes de la réalisation (mixage, mastering). La méthode ressemble fort à celle du « final cut » cinématographique, qui autorise le studio à sélectionner dans le dos du réalisateur les séquences qui seront conservées ou non.
Le cas du crooner canadien Michael Bublé est en la matière édifiant. En dépit d’une exactitude vocale incontestable, son album (live) Caught In The Act est affligé de bout en bout d’un nivellement artificiel autant qu’inutile. La notion de concert enregistré ne doit duper personne : ceux-ci sont systématiquement retravaillés en studio (certaines pistes sont intégralement refaites), et dans les cas extrêmes, les seuls éléments originaux qui survivent à ces « petites améliorations » sont… les images.
Concluons ce petit tour d’horizon édifiant en précisant que la technique est également appliquée aux familles instrumentales les plus « capricieuses » (violons, contrebasse…).
Mais est-ce si grave, après tout ? Pourquoi traiter l’Auto-Tune avec mépris alors qu’il n’est, à l’instar de la reverb (qui permet d’ajouter de l’« écho »), qu’une façon d’enjoliver la voix ? À y regarder de plus près, les deux effets sont aux antipodes. La reverb améliore un son ; l’Auto-Tune corrompt sa nature.
Il faut garder à l’esprit que la voix est, par essence, « fausse ». Raison pour laquelle on lui adjoint presque toujours un vibrato. Vouloir mater les ondes émises par le larynx, s’ingénier à en faire une succession mathématique de hauteurs (calculables en hertz ou en bits) n’est pas seulement une hérésie, c’est une atteinte portée à ce qui nous constitue en tant qu’individu : l’imperfection. Et encore, s’il ne s’agissait que d’errance stylistique, de choix calamiteux, disons d’un insigne mauvais goût… Mais non. L’Auto-Tune est le symptôme d’un mal beaucoup plus profond et insidieux : il symbolise le rêve fou d’uniformiser la production musicale, de traiter les œuvres qu’elle engendre comme n’importe quel bien de consommation. Un standard auquel on pourra appliquer les règles éprouvées du marketing. Le but semble bien être de générer une norme, un cadre au sein duquel tout le monde devra se conformer. En d’autres termes, des apprentis sorciers s’échinent à museler les différences, à gommer les aspérités afin de pouvoir présenter un article clairement étiqueté, « labellisé », au même titre qu’un poulet bio qui, quoiqu’anonyme, reste soumis aux contraintes de la transparence et de la traçabilité.
La logique industrielle qui aiguillonne cette évolution est patente, et l’on n’ignore plus le fantasme de toute société ayant embrassé inconditionnellement les lois les plus décomplexées du marché : influencer le goût du consommateur ; contrôler ses habitudes ; lui dire qui/quand/quoi aimer. Le tout, bien sûr, en avançant drapé dans les oripeaux rapiécés du Choix et de la Liberté. Ne nous y trompons pas, dans la bouche de ces marchands de soupe, ces deux notions sont toujours le faux nez de l’aliénation, de l’asservissement culturel et de la médiocrité.
Principales victimes de cet univers aseptisé : les adolescents. La dernière génération a grandi en se baladant dans des centres commerciaux tentaculaires, en envoyant des « LOL » sur Facebook, en confondant la guerre et les jeux vidéo, en écoutant des MP3 compressés. À leur insu, les gros casques audio qui ne les quittaient pas (lorsqu’ils débattaient du véritable ordre des épisodes de la saga Star Wars) ne faisaient que diffuser en boucle des mélodies littéralement inhumaines, des airs dénués d’originalité, entonnés par des automates d’usine dont on avait piraté les inflexions. Résultat : ces jeunes ont acquis la certitude qu’un chanteur, c’est ça, et que c’est comme ça que ça chante. Pris dans la spirale de l’acculturation, ils risquent au bout du compte de rejeter des formes d’art authentiques, au motif que leurs facultés auditives déréglées les jugeront atypiques, choquantes, « fausses ». Du miel pour l’industrie musicale… puisque ce sont ces mêmes adolescents qui, lorsqu’ils seront devenus des agents économiques autonomes, pérenniseront par leurs téléchargements (légaux et payants) la norme malade qu’on leur a inculquée.
Convenablement dressé, un chien marche à côté de son maître, même quand on lui a ôté sa laisse.
Difficile de prédire l’évolution de l’Auto-Tune, d’autant plus qu’à terme, son usage pourrait être totalement indétectable. Mais si le phénomène s’amplifie, il ne fera que s’inscrire dans la vaste stratégie de la globalisation et de l’indifférenciation. Votez pour le candidat A ou pour le candidat B, la même politique sera mise en œuvre ; voyagez dans le pays A ou dans le pays B, vous y trouverez les mêmes chaînes hôtelières ; écoutez l’artiste A ou l’artiste B, vous entendrez la même voix.
La musique populaire était déjà un business très convoité ; entre les mains de ses pourvoyeurs les plus avides, elle s’est muée en instrument subliminal de domination de masse.
D’aucuns prétendent que la technologie est un levier démocratique. Dans le cas de l’Auto-Tune, elle n’est qu’une petite mort. Le chant du cygne électronique de la différence et de la créativité.
[1] En leur imposant un pool d’auteurs, de compositeurs, d’arrangeurs, de réalisateurs, de chorégraphes, etc.
[2] Dans le même genre, il y a aussi eu l’affaire « Milly Vanilly ».
Originally published at www.etienneguereau.com on July 25, 2016.
James Bond et l’effondrement musical
En comparant différents génériques de 007, un constat s’impose : l’audace et la richesse harmonique diminuent au fil du temps.
Les Cendres sur la lande
Nous étions une bonne cinquantaine, réunis en contrebas, sur une petite plage de Carnac où affleurent des rochers, au détour d’un sentier réservé à la randonnée pédestre, jalonné de grandes cheminées de pierre qu’on appelle des fours à varech. Le vent, parfois fort, soufflant depuis le large, charriait des odeurs hivernales d’algues abandonnées sur la grève, agitait la végétation accrochée au sol, atténuait les sons, soulevait les cheveux, les manteaux, séchait très vite les joues humides de larmes que les yeux malmenés par le chagrin et les bourrasques salines évacuaient à intervalle régulier. La sente que nous avions empruntée était boueuse, escarpée, casse-gueule par endroits ; le chemin du douanier, qui offre ordinairement un raccourci, était alors impraticable, et tout le monde avait dû sacrifier à la balade coutumière de ma tante, itinéraire fétiche qui nous conduisait dans cette partie protégée du littoral. Tout le long de la procession, un soleil radieux nous accompagnait, doux, dispersant une chaleur économe, assez bas dans ce ciel de février traversé de quelques nuages s’effilochant comme de vieux linceuls. Vraiment, c’est la journée idéale, a dit quelqu’un, on ne pouvait pas rêver mieux !
Car Anne-Marie était une femme solaire.
La mer était assez retirée et des ostréiculteurs au volant de gros engins s’activaient au bord de l’eau à une centaine de mètres. Nous formions une mêlée plutôt décontractée, attendant la suite, guettant l’arrivée des retardataires qui déambulaient maladroitement au bras d’un proche, souvent plus jeune ou simplement plus alerte.
Sur le sable, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, un grand dessin en forme de cœur a été tracé, ourlé de linéaments et d’arabesques très fines, telle une végétation de silice nourrie aux promesses du printemps. Puis, imitant les enfants, nous avons tous ramassé un petit coquillage afin de le disposer sur les contours, donnant aux sillons un beau relief nacré qui me faisait secrètement penser que les constructions spontanées les plus évidentes, les plus sincères, demeurent gorgées d’une beauté que l’art ne pourra jamais que trahir. On se déplaçait autour du symbole avec une prudence, une déférence presque religieuse ; on redoutait à chaque pas d’écraser une bordure.
Puis Philippe s’est mis au centre du cœur, et a prononcé des mots d’une voix forte, entrecoupée de sanglots, que son masque filtrait, mais que l’on comprenait tout de même, expliquant qu’Anne-Marie souhaitait d’une manière ou d’une autre rester attachée à Carnac, qu’elle avait laissé le soin à ceux qui lui survivrait d’organiser la suite comme bon leur semblait et qu’il avait donc été décidé de répandre ses cendres ici, dans un lieu qu’elle aimait.
Philippe a demandé aux enfants de l’accompagner, et tous ensemble, ils ont gravi un tertre qui les a placés en surplomb, de sorte que chacun, en levant un peu la tête, pouvait suivre la scène sans peine. Lorsque Philippe a sorti de son sac à dos un objet sombre, massif, oblong, et qu’il a commencé à en faire tourner le couvercle, le silence était devenu total. Prise de soubresauts, l’urne a d’abord délivré son contenu avec une sorte d’avarice insolente, puis le gros des cendres a finalement jailli, emporté par le vent, se mêlant peu à peu au sol en une cataracte de poussière fine, rejoignant la lande bretonne qu’elle ne quitterait plus. Après ça, Philippe et ses enfants se sont tous enlacés, à demi courbés, dans une mêlée qui évoquait une étreinte de rugby noble et robuste, un ultime conciliabule, pour dire adieu sans dire un mot, se répéter qu’on tient les uns aux autres, se garantir une aide indéfectible, se projeter à la force d’une embrassade vers l’avenir fade, amputé de l’être aimé.
Le soleil brillait toujours quand nous sommes repartis.
C’est cette cérémonie magnifique, poignante que j’ai voulu retranscrire en musique, en gardant à l’esprit la puissance et la sérénité des éléments, la communion naturelle et presque mystique qui nous unissait ce jour-là. J’ai appelé cette pièce les Cendres sur la lande.
La partition originale est en libre téléchargement ci-dessous.