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Les Blessures du musicien (3)

Après avoir exploré les causes, l’aspect psychologique, évoqué les stratégies de substitution et jeté les bases d’une philosophie du corps, il nous faut à présent parler concrètement des traitements existants.

Pour revenir une dernière fois sur les origines possibles, et prendre mon cas personnel, ma blessure la plus « profonde » est venue à la suite de l’écriture d’un roman. Étonnant, mais d’une logique assez implacable. Il faut savoir que j’ai toujours pratiqué mon instrument plusieurs heures par jour, et que la durée de mes vacances non musicale/instrumentale excède rarement une dizaine de jours. Au-delà, je conserve un minimum de contact avec le clavier. Or, à l’occasion de la rédaction du texte en question, j’ai fait ce que je n’avais jamais fait : j’ai cessé de travailler, et parfois de jouer, complètement, pendant de longues semaines. Ce qui devait arriver arriva : mes muscles ont insensiblement fondu et lorsque j’ai voulu reprendre une étude la bouche en cœur pour me changer les idées, crac ! Les fibres de mes avant-bras avachis par plusieurs mois de paresses digitales (non : taper au clavier d’ordinateur ne remplace pas le clavier du piano) se sont rappelées à mon bon souvenir de la plus détestable des façons. La tendinite pointait le bout de son nez. Jusque-là rien de grave, et une bonne semaine de repos aurait eu raison de ce qui n’était encore qu’une gêne. Mais un malheur n’arrive jamais seul, et l’apparition de cette tendinite a coïncidé avec un enregistrement en studio très important prévu pour les jours suivants. J’ai bien sûr tenté de limiter mon travail pianistique au strict minimum et appliqué les principes évoqués précédemment, mais la séance impliquait ma participation effective et active. Bref, au lieu de guérir mes maux, je les ai aggravés. Ce qui aurait dû durer une semaine a duré un an.

Passons sur le coup du sort et le mauvais alignement des planètes. La tendinite était là ; il fallait agir.

Dès le diagnostic posé, je crois avoir subi presque l’intégralité des examens possibles (examens cliniques, radiographie, IRM, échographie) et une batterie de traitements qui me donne aujourd’hui encore le tournis : suppression des aliments acides de mon assiette (tomates, poivrons, etc.) ; absorption d’hectolitres d’eau gazeuse ; anti-inflammatoire : étirements ; massage doux ; massage transverse profond ; ostéopathie ; naturopathie ; homéopathie ; acupuncture ; consultation d’une énergéticienne ; consultation d’une passeuse d’âme (si) ; rééducation à la Clinique du musicien ; électrothérapie ; cryothérapie ; pose d’aimants ; cataplasme d’argile ; huiles essentielles diverses ; compléments alimentaires et vitaminiques ; tekker thérapie ; tapping (rien à voir avec la guitare) ; crochet (rien à voir avec le tricot). Les deux grands traitements que je n’ai pas suivis (après avoir pris différents avis et écouté mon intuition) sont l’injection de plasma, et les ultra-sons, technique qui consiste littéralement à marteler le tendon avec des ondes pour le blesser et le contraindre à se reconstituer. (Ah, et je n’ai pas non plus essayé le massage californien.)

Quel est le bilan ? Déjà, je le répète, mais c’est capital : le repos immédiat et total m’aurait évité de longs mois de galère. Si c’était à refaire, j’annulerais ma séance. Tant pis.

Ensuite, parmi tous ces traitements, quel est celui qui m’a véritablement aidé ? c’est très difficile à dire, mais je pense avoir identifié ce qui a fonctionné et hâté ma guérison. Tout ce qui suit est donc évidemment très personnel. Dans la famille des traitements relativement inefficaces, je classe la correction de la posture, le froid, le chaud, le crochet, les manipulations ostéopathiques, l’extirpation d’âmes diverses — dont une coincée là et qui s’est carapatée par ma cheville (si) ; dans la famille des traitements qui ont aidé les symptômes (douleurs et gênes) sans soigner les causes, je mets les massages (avec différentes huiles), l’électrothérapie.

La rencontre avec les kinés de la clinique du musicien a été très intéressante, mais au-delà d’un décryptage de mon rapport au clavier, il a bien fallu constater que ma posture, plutôt académique et héritée de mes années de conservatoire, n’était pas de nature à générer des blessures. Faisant feu de tout bois, j’ai tout de même fait un travail de fond sur la ceinture scapulaire, sans me bercer d’illusions.

Et enfin, pour finir ce qui semble avoir le mieux marché.

Déjà, le repos : dès que j’ai pu baisser la voilure, les symptômes se sont atténués ; toutefois, j’avais compris que les lésions étaient bien là, et que le repos seul risquait de ne pas suffire à réparer les fibres en profondeur.

En ce qui concerne les traitements, j’ai utilisé avec beaucoup de succès les cataplasmes d’argile additionnés d’huile essentielle de gaulthérie. Les vertus de l’argile ne sont plus à démontrer et j’ai pu expérimenter une nette amélioration de mes gênes après chaque application. C’est un peu pénible à mettre et à préparer au quotidien (on fout de la terre un peu partout…), mais l’efficacité m’a semblé assez flagrante.

J’ai également pris du collagène marin pour aider à reconstituer les fibres tendineuses. Il s’agit d’un traitement de fond (plusieurs semaines), mais je pense avoir senti des bienfaits. Idem pour la curcumine additionnée de gingembre et de poivre noir qui reste l’anti-inflammatoire naturel le plus puissant que j’ai eu l’occasion de prendre.

Et enfin — ce qui suit risque de bousculer beaucoup d’idées reçues –, après plusieurs mois d’échec, j’ai abandonné la stratégie du tout repos, pour me remettre à la gym, voire à la musculation, y compris des avant-bras à travers des mouvements de suspension ! Pompes, traction, dips, j’y suis allé progressivement, mais franchement. J’ai pris cette décision après avoir lu un article expliquant que le gainage des fibres musculaires entourant la partie lésée était aussi important que la réparation desdites fibres. Et là, je dois bien dire que passée la période d’appréhension, j’ai ressenti une nette amélioration.

Voilà en gros comment je m’en suis sorti. Impossible de savoir si ma méthode et une telle pharmacopée feront le bonheur d’un autre, car chaque corps réagit probablement d’une manière différente en fonction de son histoire et de ses traumatismes. Mais si vous êtes dans une impasse, l’un des traitements évoqués (y compris le gainage, largement contre-intuitif) pourra peut-être vous apporter une aide supplémentaire dans votre démarche vers la guérison.

Par le plus grand des hasards, j’achève la rédaction de cet article au moment où sort l’interview de Jarrett par Rick Beato. Jarrett qui depuis son double AVC a mis un terme à sa carrière et ne reçoit quasiment aucun journaliste. Et j’ai été très surpris de voir que même avec une main gauche totalement inactive et des séquelles évidentes de motricité (voire de langage), Keith continue de jouer chez lui tous les jours un petit peu. Évidemment on est à des années-lumière du Tokyo concert, évidemment, évidemment. Mais l’essentiel n’est pas là : même diminué (pour ne pas dire handicapé), même après avoir renoncé à la scène et au studio, il continue de se coller à l’instrument. Pour lui. Sans pleurer après sa virtuosité envolée. Il pianote un peu chaque jour, comme il peut, comme la vie lui en laisse encore la maladroite possibilité, parce que c’est ce qu’il aime et qu’une mélodie égrenée avec cinq doigts a pour lui malgré tout force de divertissement, d’émotion, d’intérêt, autant d’éléments qui doivent nous pousser à relativiser nos tracas — qui dans l’immense majorité sont passagers et qui ne nécessiteront qu’un ajustement technique.

S’adapter pour survivre.

En espérant que toutes ces informations vous seront profitables, et que vos blessures ne gâcheront pas votre épanouissement artistique.

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Les Blessures du musicien (2)

Nous l’avons vu dans le précédent billet, il incombe au musicien de gagner le plus vite possible l’ultime étape du processus lié à un événement traumatique : la phase d’acceptation. C’est seulement à partir de là que pourront se mettre en place des stratégies efficaces de guérison et de prévention.

En cas de blessure, tout d’abord, il y a fort à parier qu’un médecin prescrira un inévitable temps de repos. Chaque cas est unique, et certains instrumentistes chanceux pourront poursuivre — modérément — leur activité, mais dans tous les cas, une période de recul par rapport à son instrument, une réflexion sur les raisons ayant conduit à une douleur semble indispensable. Au reste, puisque les mêmes causes produisent les mêmes effets, négliger cette étape ne pourra bien sûr que favoriser les rechutes.

L’analyse du problème pourra se faire avec l’aide d’un professionnel, un regard extérieur étant toujours intéressant pour déceler de mauvaises habitudes. La plupart du temps, le trouble naît d’un défaut de posture ou d’intensité dans la pratique, celui-là pouvant évidemment aggraver celui-ci. Répétons que les instrumentistes se blessent le plus souvent chez eux, et que c’est bien à la maison, au calme, que doivent être corrigés les gestes et les positions. Siège trop haut ou trop bas ; tension excessive dans les épaules ou les poignets ; manque de soutien au niveau de la ceinture scapulaire ; temps de récupération insuffisant ; répétition excessive du même geste ; mauvaise hygiène alimentaire conduisant à des états inflammatoires : il serait impossible d’énumérer toutes les erreurs pouvant aboutir à une pathologie. D’autant que certaines œuvres — notamment les études — imposent des contorsions et se focalisent sur des points techniques qui favorisent l’émergence d’une gêne. Cette dernière peut apparaître au niveau des doigts, du poignet, de l’avant-bras, des épaules, du cou, du dos, et évoluer, si elle n’est pas prise en compte, vers une forme de « handicap » toujours plus pénible.

On compare assez souvent le pianiste à un sportif de haut niveau, ce qui est vrai dans une certaine mesure, mais nécessite un petit ajustement, surtout en ce qui concerne l’effort et la douleur. En musculation, on recherche la douleur, car elle signifie que les fibres ont été endommagées — volontairement bien entendu — , et c’est le processus de réparation des cellules qui va permettre la prise de masse. En musique, en revanche, la règle du no pain no gain n’a pas du tout sa place ! Sentir que l’appareil moteur est sollicité, dans la limite du raisonnable, est tout à fait normal. En revanche, toute sensation par trop désagréable, tout ce qui participe d’une irritation, d’une brûlure, d’une « piqûre » ou encore d’un pincement est anormale. Toutes ces douleurs sont des symptômes, la manifestation d’un processus pathologique sous-jacent. Le corps s’exprime, en d’autres termes… et il faut savoir l’écouter ! Bien plus, il convient de le laisser parler, car les signaux d’alerte — en cas de tendinite, par exemple — sont indispensables et correspondent au moment où l’organisme entreprend le début des « réparations ». Bloquer ces messages, notamment à travers la prise d’anti-inflammatoire, n’est pas toujours souhaitable. Les médicaments ne sont bien souvent qu’un cache-misère qui peut ralentir le processus de régénération cellulaire et laissent l’instrumentiste, dorénavant privé d’une douleur salutaire, aggraver son état.

Si les traitements allopathiques sont parfois inévitables, on recourra volontiers aux produits naturels dont l’efficacité n’est plus à prouver et qui feront l’objet d’un prochain billet.

Bien, la douleur est là, la blessure guette, cela signifie que vous avez trop tiré sur la corde. Le pire serait, radotons, de nier cet état, et de poursuivre sans rien changer, ce qui aurait pour unique conséquence de retarder le moment de la guérison. Un peu dommage, quand même. Dans le doute, une bonne pause s’impose. Vous allez devoir identifier la nature du problème avec un kiné et mettre en place des stratégies de récupération. Mais bien sûr, tout ceci implique l’arrêt de la pratique. Et là, patatras, c’est la catastrophe ! Catastrophe, parce qu’évidemment, il est hors de question de ne pas besogner l’instrument. D’ailleurs, vous aviez (au choix) un concert important ! un examen ! des cours à donner ! un disque à enregistrer ! une pièce à monter ! des répétitions ! Bref, s’arrêter n’est pas une option. En fait, c’est un drame. Si vous êtes un artiste exigeant et passionné, vous êtes probablement en train de sourire, car vous connaissez cet état psychologique. (Au passage, nous sommes encore dans la phase du déni et de la négociation.) Pour autant, je vous le dis tout net : vous gagnerez vraiment à cesser temporairement de jouer (c’est au demeurant ce qu’a choisi de faire Lang-Lang, dont la production, sur avis médical, à préférer annuler une partie de sa tournée il y a quelques années suite à une tendinite). Mais surtout, et c’est la bonne surprise de ce billet : vous pouvez continuer de faire des progrès pendant cette phase de repos… Oui, vous avez bien lu, on peut ne pas « travailler » son instrument et progresser — au grand minimum, ne pas régresser. Là, vous pensez sûrement que je parle de tout, sauf des gestes techniques, qui requièrent par nature une répétition ? Eh bien, non, je parle bien de l’ensemble du jeu qui va se maintenir, voire s’améliore, si le temps de récupération est correctement employé. Étonnant, non ? Pourtant tout à fait exact…

Air piano

Connaissez-vous les concours de air guitar ? Il s’agit de compétitions au cours desquelles les participants, sur une scène et devant un public conquis, singent des solos anthologiques de guitares… sans guitare. Ils font semblant quoi : ils jouent sur des cordes qui n’existent pas, un manche aérien. Évidemment, l’intérêt artistique nous apparaît quelque peu limité, voire nul, cependant, le air guitar nous offre un exemple très utile de jeu virtuel d’un instrument. Car au-delà de l’aspect loufoque d’un tel loisir, les scientifiques — qui n’en finissent plus d’étudier le cerveau et sa plasticité — nous ont apporté des renseignements troublants sur la pratique artistique non physique, comprenez : purement intellectuelle.

Je rapporte ici une expérience dont j’ai entendu parler pour la première fois sur France Culture (si quelqu’un a la référence…). Le protocole est le suivant : on mesure l’intensité d’un geste précis grâce à des appareils ; ensuite, on empêche la main de bouger et on demande aux participants de réaliser le geste identique par la pensée, et uniquement par la pensée ; au bout de quelques jours, on demande aux personnes de reproduire le geste initial, et là, ô surprise, la force musculaire n’a pas diminué, elle n’a pas non plus stagné, elle a augmenté ! Parfaitement authentique. Conclusion du professeur : le cerveau est capable, même sans stimulation physique véritable, d’accroître les connexions nerveuses responsables d’un mouvement.

Vous voyez où je veux en venir ? Dans l’affaire qui nous intéresse, il est tout à fait possible et souhaitable de nous inspirer de cette expérience. Le musicien qui se retrouve dans l’incapacité de toucher à son instrument (ou à le pratiquer pour une durée quotidienne très limitée) pourra continuer à travailler des fragments d’une œuvre en développant par la seule force de l’esprit tous les réseaux synaptiques (et musculaires) qui leur sont associés. La technique est simple : on se contente de frôler le clavier (ou le manche…) en imaginant le son. Dans les faits, cela est plus difficile à faire qu’il n’y paraît — et suppose le plus souvent de connaître les passages sur lesquels on s’est blessé. Au demeurant, cet « exercice » est si puissant que je le recommande même aux instrumentistes en pleine possession de leurs moyens. En effet, être capable de modeler des phrases musicales par l’unique force de l’esprit (sachant qu’à terme, on n’a même plus besoin de frôler le clavier, on se contente de l’imaginer…) offre des avantages colossaux. Cela permet en effet : de développer son oreille « interne » ; de mémoriser profondément une œuvre en l’étudiant différemment ; de répéter sans son instrument (pour se préparer en loge avant un concert, par exemple) ; de vaincre le stress en entretenant un rapport fusionel et inconscient avec la partition.

Bref, ce n’est pas avec des petits ou de gros bobos que la musique s’arrête. CQFD. Au contraire, pourrait-on presque dire, il faut profiter de cette période pour explorer tous les aspects constitutifs des processus d’apprentissage.

Avant-dernier billet consacré aux blessures liées à la pratique musicale. Après avoir parlé des causes, de la psychologie et des stratégies à mettre en œuvre pendant la phase de récupération, nous allons aujourd’hui aborder le champ plus vaste du rapport au corps et des limitations nturelles auxquelles ce dernier est confronté. Soyons un brin pompeux, nous allons poser les jalons d’une philosophie du corps. Carrément.

Humain trop humain…

Nous allons à présent aborder le champ plus vaste du rapport au corps et des limitations naturelles auxquelles ce dernier est confronté. Soyons un brin pompeux, nous allons poser les jalons d’une philosophie du corps. Carrément. Plutôt que de se morfondre, le musicien frappé par une blessure devrait saisir l’occasion qui lui est donnée de réfléchir à sa situation. Être contraint de prendre un peu de recul, de lever le pied peut permettre en effet de porter un regard critique et salutaire sur l’art et les conditions de son expression.

Yo! Wassup?!

Lorsque l’instrumentiste est freiné dans son travail par une pathologie, que se passe-t-il ? Le plus souvent, il se sent affaibli, diminué, handicapé. Il considère qu’il était en pleine possession de ses moyens avant, et qu’il se retrouve privé de ses moyens maintenant. Et il lui tarde, cela va sans dire, de recouvrer son potentiel initial. Mais si, comme dans la majorité des cas, l’intéressé guérit totalement, que va-t-il alors se produire ? Facile : il rattrapera son niveau initial et pourra continuer comme si de rien n’était. Cela semble frappé au coin du bon sens.

Et pourtant, il manque une nuance de taille à cette conception binaire de l’exercice instrumental. Car enfin, est-il juste de penser que l’artiste est soit « capable » soit « incapable » ? N’existe-t-il que deux stades, deux états possibles, deux dimensions : celui où l’on est maître de son appareil mécanique et celui où on ne l’est pas ? Cette conception ne semble-t-elle pas quelque peu illusoire ?

Hum…

Question : pourquoi sommes-nous — pour l’immense majorité d’entre nous — en permanence en train de répéter, de gammer, de déchiffrer, d’improviser ? Pour devenir meilleurs, pardi ! Pour être en somme davantage capables. Ceci impliquant, pour le formuler différemment, que nous tendons vers une perfection musicale, mais que nous y tendons seulement ; car l’imperfection et les restrictions de tous ordres font partie intégrante de notre condition humaine. Et à ce titre, on peut tout à fait concevoir un accident ou une tendinite comme un élément ayant une incidence sur le degré de maîtrise, mais certainement pas sur la maîtrise en tant que telle.

Michel Petrucciani

Je vous vois déjà froncer les sourcils : Ouais, enfin quand t’as le bras en écharpe, pardon, mais tu joues quand même beaucoup moins bien ! pestez-vous. Très bien. Mais dans ce cas, que dire des maladies qui frappent des musiciens tels que Michel Petrucciani, Django Reinhardt ou encore Beethoven ? Que dire de ceux qui jouent (j’en connais) avec un bout de doigt en moins ou qui doivent repartir à zéro après qu’un AVC leur a fait oublier dans quel sens il faut prendre le manche de la guitare ? Vous me rétorquerez : C’est différent, ils ont toujours été comme ça ! D’une, ce n’est pas totalement vrai, et de deux, c’est passer à côté de l’essentiel : tous ces immenses artistes ont su dépasser un handicap qui les gênait dans leur démarche professionnelle, tous ont pu poursuivre de brillantes carrières en raison d’un principe cardinal que nous devons placer au cœur de notre étude : l’adaptation.

Le roseau ploie, la branche casse…

Lorsqu’elle est correctement pratiquée, l’étude de la musique nous emmène en vérité beaucoup plus loin que la musique elle-même : c’est notre humanité que nous explorons chaque jour à travers le façonnage d’un son, la recherche d’une progression harmonique, l’équilibre d’un rythme plus ou moins complexe. L’étude d’un instrument est toujours une étude de soi. À travers un grand texte ou un arrangement original, c’est bien notre intimité que nous fouillons sans relâche, notre propre capacité à véhiculer des émotions, à retranscrire une intention, une dynamique. En ce sens, et parmi des tas d’autres aspects de la nature humaine, l’expérience artistique est toujours une expérience profondément limitative.

Travailler consiste finalement à éprouver ses limites, à repousser les lignes frontalières qui circonscrivent la totalité de notre potentiel. Et en la matière nous n’évoluons certainement pas tous sur le même territoire. Les talents étant par nature aussi inégalement répartis que les déserts et les forêts humides, chaque être possède in fine une géographie bien particulière qu’il doit explorer et au sein de laquelle s’agrège un ensemble de qualités physiques et émotionnelles qu’il a le devoir d’ériger en bastions coiffés de drapeaux aux couleurs criardes. Ce monde inique et souverain, c’est celui du sportif dont le taux de globules rouges (sans aide prohibée) est anormalement élevé ; c’est celui du pianiste que des ligaments excessivement laxes invitent aux étirements les plus spectaculaires ; c’est celui du compositeur nanti d’une oreille à même de décomposer un improbable cluster. Entre mes années de conservatoire et ma carrière, j’ai eu l’occasion de croiser des instrumentistes aux profils tellement variés. Il y avait ceux qui engloutissaient des études mais peinaient sur des ballades, ceux qui avaient un sens du rythme hors du commun mais ne retenaient rien, ceux qui entendaient tout mais faisaient preuve d’une sensibilité atrophiée, ceux qui possédaient une technique d’octave phénoménale mais un legato douteux. Les exemples pullulent. Au final, chacun a un jour fait l’expérience de ses forces et de ses faiblesses et a dû apprendre à composer avec ses propres disparités, à évoluer dans son propre « pays ».

Il est d’ailleurs amusant d’entendre les artistes les plus médiatisés jalouser leurs collègues pour tel ou tel détail d’exécution. Ceci nous rappelant au passage que même au zénith de l’excellence, des différences demeurent et qu’il n’y a pas de prototype de virtuosité, pas d’étalon d’interprétation, pas de norme absolue de maîtrise technique. Il n’y a que des êtres humains, avec leur complexité, leurs atouts, leurs fragilités.

Ceci posé, on peut dès lors concevoir la pratique instrumentale pour ce qu’elle a toujours été : une expérience d’humilité à part entière. Chaque étape de la vie d’un artiste sera jalonnée de phases plus ou moins heureuses au cours desquelles il découvrira ses lisières. Il cherchera à les franchir bien sûr, à faire mentir la nature, mais en fin de compte, il ne pourra composer qu’avec son unique potentiel. Sa finitude.

Il est possible par exemple que votre anatomie vous empêche définitivement de reproduire le son de ce virtuose que vous aimez tant. De fait, cette idole a modelé sa technique en fonction de ses attributs physiques et de sa sensibilité : autant d’éléments qui n’appartiennent qu’à lui. Mais outre le plaisir et la motivation, est-il judicieux de poser les enregistrements de ce maître comme une fin en soi, un objectif ? À quoi bon tenter de s’approprier ce qui ne nous appartient pas, ne nous révèle pas ? On peut s’inspirer d’une lecture particulière, oui, adhérer à un parti pris et jouer les épigones à la petite semaine ; nonobstant, l’ultime vérité artistique (disons plutôt l’ultime authenticité) se trouve bien cachée en chacun de nous, patiente sous des monceaux de complexes et d’idées reçues que le temps déblaie méthodiquement (c’est ce qu’on appelle la maturité), scrute le carnaval des vanités à travers un masque sonore qui n’épousent que très imparfaitement son visage, murmure à son hôte, écrasée qu’elle est par de néfastes jeux de rôles musicaux : Je suis là, je suis toi, je ne suis pas une autre, accepte-moi, apprends à me voir sous un jour cru, sans fard, sans fausses espérances, sans douter… Aime-moi !… Aime-toi !…

Connais-toi toi-même

Alors, quel rapport avec la blessure ? Pourquoi, mutatis mutandis, ce détour « philosophique » ? Parce qu’il est nécessaire. Il est apodictique ! Parce que la pratique artistique dénuée d’un minimum d’esprit, de psychologie, de spiritualité, de hauteur, de mise en perspective est vouée à rester prisonnière d’une chape de plomb. Comprendre que nous sommes naturellement contraints par notre spécificité physiologique suppose d’accepter ses limites, mais aussi de se soumettre à ces dernières. Nous sommes sans cesse en train de déployer des trésors d’ingéniosité, sans cesse en train de courir après le bon geste, le bon son, sans cesse en train de modifier quelque chose, de négocier, de transgresser. S’adapter ? Mais on ne fait que ça !

Si l’on annonçait de but en blanc à un jeune prodige : Tu t’es blessé sur cette étude, tu ne pourras plus jamais la jouer de la même manière, on devine le torrent de contestation qui ne manquerait pas d’inonder la salle de classe. Et pourtant, c’est exactement ce qui va se produire. Voilà pourquoi une philosophie du corps va de pair avec une pratique musicale libre et épanouie. Ce qu’il faut dire à ce (plus ou moins) jeune élève, c’est qu’il pourra reprendre la pièce en question, sans aucun doute, mais qu’il devra le faire différemment, en repérant les passages dangereux, en se ménageant davantage de pauses, en tenant compte des points techniques qui l’ont amené à une rupture, en continuant de prendre du plaisir à d’autres endroits de l’œuvre, en acceptant que le son ou le tempo vont changer pendant une courte période, en d’autres termes : en s’adaptant. Du reste, il s’était déjà adapté de nombreuses fois : il ne s’agira donc que d’un ajustement supplémentaire.

Il faut marteler que la blessure n’est que l’un des aspects limitatifs du corps. Nous sommes en réalité cantonnés de mille façons ! Devoir modifier son approche n’est pas dramatique, il faut plutôt y voir l’opportunité d’esquisser un cadre pratique et de rechercher des solutions mécaniques alternatives. Ce faisant, l’artiste découvrira des chemins de traverse et une part insoupçonnée de sa personnalité.

Comprendre où se situe sa propre ligne, savoir l’enjamber, la contourner, s’y arrêter net, parfois, fait partie de l’expérience musicale mature nous guidant vers un plus haut degré de maîtrise. Maîtrise humaine plutôt qu’instrumentale ; éthique plutôt que technique.

Se blesser, c’est se connaître. S’adapter, c’est se respecter.

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Faut-il avoir de grandes mains pour (bien) jouer du jazz ?

Les interrogations liées à la taille de la main et aux éventuelles restrictions que celle-ci pourrait induire, continuent de hanter les (élèves) pianistes. Légende urbaine ? Réelle limitation physique ? Tentons d’y voir un peu plus clair.

Tout d’abord, il est impératif d’établir une distinction entre la longueur et la souplesse des doigts. Si la souplesse peut s’acquérir par le travail, la taille de la paume, elle, sauf mutation génétique indésirable, n’évoluera plus passé un certain âge. Cet écart variable qui peut être développé entre deux doigts (et donc entre deux notes) est important, car avec un peu d’entraînement, on peut obtenir un son relativement proche de celui produit sans effort par des grandes mains. En musique classique, il existe au demeurant toute une littérature pianistique (des exercices de Brahms aux études de Chopin) destinée à étirer et à assouplir la main de l’exécutant. Mais en la matière, il faut reconnaître que la nature a ses limites : à part les jeunes enfants, les tendons n’iront pas au-delà d’un certain degré de tension, même avec beaucoup d’acharnement. Comme dans le sport, les ordres musculaires qui n’ont pas été donnés suffisamment tôt privent l’instrumentiste d’un précieux capital (sans excéder ses prédispositions, cela va sans dire). Cela ne signifie nullement que les adultes ne doivent pas commencer, même très tardivement, la pratique pianistique, mais plutôt qu’ils doivent le faire en ayant ces limitations à l’esprit et donc toujours en se soumettant au respect du corps et de ses lois mécaniques.

Attention au claquage !

Ce qu’il faut rappeler ensuite, c’est que ce désappointement des gens petitement dotés (je parle toujours des mains) est aussi vieux que l’instrument lui-même. De fait, les artistes n’ont pas attendu le jazz ou le death metal pour se bousiller les avant-bras à coups d’étirements dignes d’une séance de torture moyenâgeuse.
Les appareils de coercition physique (comme ceux qui ont prématurément mis un terme à la carrière de Schumann) ou les exercices de toutes sortes ayant entraîné des blessures graves sont apparus tout naturellement au XIXe siècle, avec ce qu’on a coutume d’appeler la technique pianistique moderne.

Mais il est vrai que certains jazzmen (songeons par exemple à Art Tatum) ont popularisé l’usage des positions larges et des 10à la main gauche, rendant certains accords tellement indissociables du style que leur possibilité d’exécution semblait au final en conditionner la pratique. Autrement dit : petites menottes, passez votre chemin !

Les limites du corps

Faut-il de grandes mains pour jouer de la guitare !?

Faut-il avoir de grandes mains pour jouer de la guitare ?

En réalité, parler de la taille de la main, c’est poser la question plus générale de la limite naturelle du corps et du rapport psychologique entretenu avec ces mêmes limitations.

Tous les guitaristes le savent : Django Reinhardt jouait admirablement alors qu’il avait une main handicapée. De même, tous les trompettistes vous raconteront comment Chet Baker a eu les dents cassées en prison et comment il a dû modifier son embouchure sur le tard, renonçant aux « extrêmes » aigus.

Tous les pianistes, en revanche, ne savent pas forcément qu’Erroll Garner avait des mains qualifiées de petites par ceux qui l’ont approché — et qui s’en sont étonnés, au regard de son célèbre jeu en octaves.

On pourrait aussi parler des musiciens qui jouent avec des paralysies, de l’arthrose, une phalange en moins ou qui remontent sur scène longtemps après qu’un AVC leur a presque totalement ôté le souvenir de la façon dont leur instrument fonctionne (tels ces guitaristes de rock, qui doivent réapprendre patiemment sur quelle pédale appuyer avant de faire un solo).

Trouver des solutions techniques

Au vrai, tous ces exemples nous fournissent un précieux (r)enseignement : il est toujours possible, dans le jazz, d’adapter sa pratique instrumentale à sa condition physique, possible de trouver des solutions techniques. Vous ne pouvez pas jouer de 10à la main gauche ? Ma foi, vous les jouerez en deux temps, en intervalle brisé ! Vous ne pouvez pas faire sonner cette position que vous avez relevée et qui vous plaît tant ? Eh bien, vous la découperez, vous exprimerez les voix dans un ordre qui convient à votre physiologie ! Vous ne pouvez jouer que la gamme pentatonique ? Qu’à cela ne tienne, vous serez guitariste !

La liste est évidemment infinie, mais l’essentiel est là : le jazz, et la liberté inhérente à ce style, nous permet toujours de trouver une « astuce ». Ce qui est inconcevable dans une sonate de Beethoven ou dans un concerto de Rachmaninov n’a tout simplement aucun sens chez nous. Vous avez retardé l’expression de la 11dièse parce qu’elle vous était inconfortable à cet endroit du thème ? Dormez tranquille, les musicologues ne vous feront pas un procès.

Au reste, plus votre culture sera large, et plus vous aurez le choix des positions, des renversements, et des évolutions harmoniques tolérables — c’est-à-dire de celles qui sont respectueuses à la fois de l’œuvre et de votre chère mimine. Le monde du jazz, heureusement, n’est pas celui de l’opéra — où l’on vous attribue une bonne fois pour toutes un répertoire et des rôles en fonction de votre tessiture, par définition immuable.

Chaque artiste a son corps, son style

Oui, mais si je veux quand même jouer comme Art Tatum ? Sans tricher ? Sans rien modifier à ce qu’il fait ? En retrouvant exactement le même son ? (Vraiment, vous ne voulez pas plutôt vous mettre à la guitare ?)

Trêve de sarcasmes, nous voici au cœur du sujet. On aura beau retourner le problème dans tous les sens, la sagesse ou la maturité de l’exécutant consiste à comprendre et accepter ceci : chaque musicien est unique, chaque artiste construit un édifice musical selon une architecture physique, mais aussi psychologique et émotionnelle qui n’appartient qu’à lui. Passé la phase (chagrine ou enivrante) d’imitation, la question n’est pas de se demander comment faire pour retrouver exactement le même son que Bill Evans ou Brad Mehldau ou Oscar Peterson, mais plutôt de chercher à repérer et à s’imprégner d’éléments de langages particuliers. Pour le dire autrement, ce n’est pas de la singerie que naît le style, mais d’une greffe, de l’intégration d’un vocabulaire nouveau à sa propre personnalité, à son unique processus créatif.

Les limites du mimétisme

Bien sûr se pose la question du relevé. Il faut tenter d’imiter le plus possible les phrases que l’on a transcrites. Soit, l’argument paraît faire mouche. Toutefois, si l’on n’y songe un tout petit peu, le concept reste inchangé. Car à travers le relevé, c’est bien une articulation, un doigté, un son qu’on tente de retrouver, tout en sachant pertinemment qu’il ne peut s’agir que d’une approximation, que d’un mimétisme plus ou moins réussi… c’est-à-dire plus ou moins raté !
La donnée originale est, par essence, inimitable. Le mimétisme a pour finalité de nous faire progresser, de nous amener à développer de nouveaux réflexes, de nous proposer de nouvelles pistes, mais en aucun cas de nous pousser à devenir quelqu’un d’autre. Artistiquement et humainement, cela n’aurait aucun sens. Chaque être est unique, possède une histoire, une énergie ainsi qu’un diamètre palmaire qui lui est unique. Et c’est très bien comme ça.

Surtout, il nous faut rappeler le risque majeur encouru par ceux qui s’entêteraient à reproduire des écarts ou des phrases non adaptés à leur morphologie : au mieux, la dépression ; au pire, la blessure. Sachons rester humbles, conscients de nos limites et toujours animés par la seule logique, la seule exigence devant égaler, voire supplanter notre désir d’excellence : prendre du plaisir afin de pouvoir en donner.

Pour répondre à la question posée initialement dans ce billet, je clamerai bien évidemment que la taille de la main n’a absolument aucune incidence sur la pratique spécifiquement intelligente et libérée du jazz. Tout juste admettrai-je que les petites mains disposent d’un avantage indéniable : elles peuvent aller chercher le crayon qui est tombé, là, juste là, derrière le clavier… devant les marteaux… près des cordes…

Quant à savoir si les virtuoses de la cornemuse sont également des adeptes discrets du nudisme, seul un grand initié écossais nous le dira.

Erratum

Une erreur s’est glissée à la page 31 du tome 2 (3e édition revue et…

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