Voici trois compositions originales en forme de clin d’œil harmonique. Les deux premières sont dédiées à des musiciens ayant contribué au financement de notre disque So Predictable ; la dernière est dédiée à mes élèves.
En espérant que tout cela vous donnera envie de jouer et vous apportera la certitude qu’avec un peu de pratique, on peut vraiment s’amuser à tout harmoniser !
Étienne
P.s. N’hésitez pas à me laisser un petit mot en commentaire : ça fait toujours plaisir et ça chatouille l’algorithme !
Voici une version « simplifiée » de mon arrangement de My One And Only Love. Partant de la version originale, j’ai supprimé certains accords de passage afin de faciliter la compréhension globale des techniques employées. Il s’agit donc d’une version d’étude qui vous permettra de découvrir et de vous familiariser avec certains renversements.
Chaque année, la même question revient : pourquoi n’a-t-on pas établi une liste de standards à connaître ? Pour les étudiants désireux de se présenter à une jam-session dans de bonnes conditions, l’interrogation semble légitime ; et pourtant, si de telles listes existent bel et bien sur divers blogs ou sites dédiés au jazz, il nous faut expliquer pourquoi la réalité musicale finira invariablement par doucher les espoirs des élèves les plus consciencieux.
Tout d’abord, nous n’y couperons pas, qu’entend-on exactement par « standard » et par « connaître » ? Répondre à ces questions nous permettra de mieux digérer les conclusions de ce billet.
Un standard de jazz est une œuvre qui présente des caractéristiques stylistiques et historiques ayant entraîné la reconnaissance de sa valeur et de son utilité par une communauté artistique et éditoriale. Les standards forment un ensemble traditionnel de répertoires — entendu tels un catalogue de morceaux ou encore un réservoir de thèmes — dont se servent les musiciens aux fins de production scénique (concert ou jam-session) et discographique. Les œuvres sont généralement classées en trois grandes catégories :
— les musiques de films et chansons de comédies musicales (thème de Cole Porter, des spectacles de Broadway, etc.) ;
— les compositions des instrumentistes eux-mêmes (des thèmes de Monk à ceux de Michael Brecker en passant par Bill Evans) ;
— les pièces empruntées à d’autres univers stylistiques (air traditionnel comme Greensleeves ou Danny Boy, chansons des Beatles ou de Stevie Wonder…).
Comment à présent définir la connaissance ou plus précisément les degrés de connaissance d’un morceau ? Ramené à son expression la plus fondamentale, un morceau de musique tient en vérité à peu de choses : une mélodie, des accords de fonction, une métrique, un tempo, une forme. Ceci posé, si chaque artiste tend à creuser un répertoire et à poser son dévolu sur certains thèmes en particulier, c’est évidemment parce qu’on ne peut pas bien jouer tous les standards. On peut, avec un peu de métier se dépatouiller de n’importe quelle situation, c’est sûr, mais la réalité discographique nous prouve que les musiciens les plus chevronnés inscrivent, pour des périodes plus ou moins longues — parfois définitivement —, certains morceaux à leur répertoire. Dans le cas qui nous occupe, le problème est ainsi le suivant : on peut interpréter, d’oreille notamment, un très grand nombre de thèmes, surtout si ceux-ci possèdent une structure harmonique classique et facilement prévisible, néanmoins, pour ce qui concerne le degré de maîtrise et de qualité que l’on proposera à la faveur de ce répertoire, ma foi, disons que n’est pas Keith Jarrett qui veut… En somme, on peut jouer très bien très peu de morceaux ou l’inverse. Toutefois, et je conclurai ici avec ce qui reste une notion très personnelle, je pense qu’il n’est pas possible d’offrir un arrangement riche, des phrases intéressantes et développer des réflexes de transposition sans s’être un minimum penché sur une composition.
Alors, comment dire qu’on « connaît » bien un thème ? Pour ma part, je possède une règle assez simple mais qui a déjà prouvé son efficacité : être capable de jouer l’ensemble (les chansons surtout) dans au moins deux tonalités — ceci obligeant à avoir effectué une analyse globale. C’est loin d’être parfait et ça n’empêchera pas les petites erreurs, mais c’est mieux que rien.
La liste introuvable
Bien, maintenant que nous savons de quoi nous parlons, tentons d’établir une liste idéale de morceaux. Comment procéder ? Il nous faut choisir des thèmes populaires, bien sûr, c’est-à-dire joués par le plus grand nombre de musiciens. Ici, le piège consisterait à penser l’ensemble in abstacto, sans le relier à un contexte particulier. Car poser la question du répertoire, c’est aussi s’interroger sur ceux qui le jouent. Et force est de constater que chaque communauté, chaque pays (et chaque époque) possède ses œuvres de prédilections, ses styles (parfois exclusifs), ses codes. Une jam vocale entraînera un répertoire spécifique ; une soirée animée par un saxophoniste sera probablement placée sous les auspices d’une figure historique ; certaines rythmiques rechignent à jouer des bossas tandis que d’autres boudent tout tempo inférieur à 250… Hum, pas évident. (Ah, au fait, vous ai-je parlé des jams qui snobent les standards « connus » ?)
Mais tous ces musiciens partagent bien un répertoire, que diable ! Tout le monde connaît Autumn Leaves et All The Things You Are, non ? Soit : les « saucissons » sont une réalité qu’on ne peut pas nier. Alors combien d’incontournables mettrons-nous dans ce répertoire ? Dix ? Cinquante ? Cent ? Deux cents !? Quels chiffres semblent le plus à même de contenir le meilleur d’un catalogue qui en compte au bas mot cinq mille ? Sachant que choisir, bien sûr, c’est éliminer. Élire un certain nombre de thèmes revient à en délaisser d’autres. Bon, la science à la rescousse, dans ce cas : pourquoi n’a-t-on jamais établi un outil statistique, un algorithme qui recenserait mathématiquement les standards les plus joués ? Encore faudrait-il se mettre d’accord sur les variables à intégrer dans le programme… Bon, l’expérience des profs, alors : pourquoi ceux-ci ne fournissent-ils pas systématiquement en début d’année une liste type ? Certains le font, effectivement… et bien sûr, il n’y a pas deux listes similaires ! Les divergences entre les membres d’une équipe pédagogique seront-elles de nature à rassurer les élèves, tant s’en faut ? Pas gagné.
Quoiqu’alléchante, l’existence d’un corpus, c’est ce que je m’ingénie à démontrer, se heurterait toujours à des situations particulières, des contextes d’exclusions, des préférences qui le rendraient presque impossible à arrêter. Toute tentative, en réalité, pour établir un rapport comptable entre le musicien de jazz et son répertoire est vouée à l’échec, car ce n’est pas sur ce plan, d’un intérêt limité, qu’il convient de situer la relation. Pour autant, c’est bien la nature de ce lien qu’il nous faut comprendre et définir.
Indépassable horizon
Au vrai, dans la culture jazz, le répertoire fait partie intégrante de l’univers du musicien ; il est à la fois sa matrice, sa structure et son horizon — par essence intangible. Les thèmes ne sont pas simplement une phase de l’apprentissage que l’on dépasse un beau jour, ils font partie de la vie du musicien, il forme une matière organique en perpétuelle mutation, un corps symbiotique que la tradition à greffer sur son hôte et qui l’accompagnera jusqu’à la fin de sa carrière, évoluera avec lui, disparaîtra avec lui. Poser un cadre, une limite à cette relation n’aurait aucun sens, aucune pertinence. Est-il possible de proposer des seuils minimaux ou maximaux lorsque le concept invoqué est par définition en constante extension ? Enfant, adulte, amateur, professionnel : tous ont défloré le Répertoire en effectuant leurs premiers chorus maladroits sur un blues. Cet événement fondateur ne représentait pas le point de départ d’un compte à rebours amenant l’instrumentiste vers un objectif numérique prédéfini. Il s’agissait du début de la cohabitation. Fusionnelle et incommensurable.
Au cours de sa vie, un musicien retiendra des thèmes, en oubliera d’autres, puis à la faveur de sa maturité, de son expérience scénique, de nouvelles connaissances techniques et discographiques, de rencontres humaines édifiantes, de lectures, de prises de conscience, il les redécouvrira sous un jour nouveau, puis selon une alchimie strictement personnelle il développera un lien étroit avec certaines œuvres qu’il jouera et rejouera sans jamais se lasser, sans jamais cesser de prendre du plaisir, s’aventurant dans des contrées musicales que personne d’autre que lui ne pouvait cartographier, équipé d’une boussole harmonique démagnétisée et d’un métronome capricieux. C’est à ce prix que les latitudes les plus fertiles sont un jour foulées.
Alors, combien de standards faut-il connaître ? Réponse (que l’on pourrait prendre pour la pirouette qu’elle n’est pas) : toujours plus, nous n’en connaîtrons jamais assez ! Le répertoire est telle une pièce improbable qui grandit à mesure que l’on y entasse des souvenirs. Pour le néophyte, cette pièce semble très petite et facile à combler ; pour le musicien chevronné, plus le temps passe et plus l’espoir de remplir intégralement cet espace en constant élargissement s’évanouit.
Cet apprentissage doit être rangé juste à côté du travail technique, de l’éternelle recherche du geste parfait. Un passionné de jazz modifie régulièrement son jeu, progresse, relève et observe ses pairs, suit des conseils, prodigue des conseils, s’intéresse aux styles, aux arrangements, aux personnes qui forment le cœur et les poumons de son monde artistique. Un musicien écoute, corrige, tâtonne, compare, juge, trouve, perd, retrouve, perd à nouveau… Il poursuit une quête sans fin.
Le syndrome du philatéliste
Lorsque j’avais 18 ans, j’avais un petit carnet dans lequel je notais soigneusement les thèmes que j’avais travaillés. Comme un collectionneur passionné, je tournais régulièrement les pages, comptais et recomptais le nombre de mélodies que j’avais apprises. Je crois que j’ai dû arriver à un chiffre avoisinant les 150. Puis, j’ai opéré un changement radical dans ma façon de jouer, et j’ai eu l’impression que ces thèmes, tout bien pesé, je ne les connaissais plus, qu’il me fallait les réapprendre, les redécouvrir à l’aune de mes nouvelles compétences harmoniques. Tout cela, finalement, n’avait pas servi à grand-chose. J’ai compris que, comme tout collectionneur, c’était la vitrine qui m’intéressait plus que les objets qu’elle contient. Aujourd’hui combien de standards sont à ma portée ? Est-ce que j’ai doublé le chiffre de l’adolescent ? Aucune idée, cette question m’importe peu. Je continue de découvrir des mélodies superbes, tous styles confondus. Et je revisite fréquemment des morceaux qui m’étaient sortis de l’esprit.
Pour guider son choix, on peut à la rigueur établir un principe assez simple (qui trouvera rapidement ses limites) : si un thème a été enregistré par au moins trois artistes que vous admirez, cela signifie qu’il s’agit potentiellement d’un standard à connaître. Ça vaut ce que ça vaut. Quant à savoir si le moment est venu de l’apprendre… Le seul conseil que je puisse donner en la matière est de fréquenter les jams et de suivre son instinct. Par expérience, chacun repère très vite les chansons et les formes qu’il doit intégrer. Pour le reste, il faut activer son propre radar, un filtre qui organisera son travail selon son envie, son niveau de compétence (éventuellement aidé d’un professeur), son temps libre, ses impératifs.
Une chose est sûre : il est impossible de retenir tous les standards et il viendra toujours un moment où l’on vous demandera de jouer un thème et où vous devrez opposer un refus. Mais c’est la suite qui importe : ce thème qu’on vous a réclamé, vous ne le connaissiez pas, ou plutôt… vous ne le connaissiez pas encore ! Car vous allez l’apprendre, bien sûr. Et vous allez l’apprendre avec la motivation du monde réel chevillé au corps.
Pour conclure, martelons que ce n’est pas le combien qui importe dans cette affaire, mais plutôt le quoi, et filons ensemble une petite métaphore, bien plus puissante que nos calculatrices : sur notre chemin, les standards ne sont pas une destination, ils sont à peine un cap, ils ne sont même pas une étape… ils font partie du chemin ; non, ils sont le chemin.
Nous étions une bonne cinquantaine, réunis en contrebas, sur une petite plage de Carnac où affleurent des rochers, au détour d’un sentier réservé à la randonnée pédestre, jalonné de grandes cheminées de pierre qu’on appelle des fours à varech. Le vent, parfois fort, soufflant depuis le large, charriait des odeurs hivernales d’algues abandonnées sur la grève, agitait la végétation accrochée au sol, atténuait les sons, soulevait les cheveux, les manteaux, séchait très vite les joues humides de larmes que les yeux malmenés par le chagrin et les bourrasques salines évacuaient à intervalle régulier. La sente que nous avions empruntée était boueuse, escarpée, casse-gueule par endroits ; le chemin du douanier, qui offre ordinairement un raccourci, était alors impraticable, et tout le monde avait dû sacrifier à la balade coutumière de ma tante, itinéraire fétiche qui nous conduisait dans cette partie protégée du littoral. Tout le long de la procession, un soleil radieux nous accompagnait, doux, dispersant une chaleur économe, assez bas dans ce ciel de février traversé de quelques nuages s’effilochant comme de vieux linceuls. Vraiment, c’est la journée idéale, a dit quelqu’un, on ne pouvait pas rêver mieux !
Car Anne-Marie était une femme solaire.
La mer était assez retirée et des ostréiculteurs au volant de gros engins s’activaient au bord de l’eau à une centaine de mètres. Nous formions une mêlée plutôt décontractée, attendant la suite, guettant l’arrivée des retardataires qui déambulaient maladroitement au bras d’un proche, souvent plus jeune ou simplement plus alerte.
Sur le sable, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, un grand dessin en forme de cœur a été tracé, ourlé de linéaments et d’arabesques très fines, telle une végétation de silice nourrie aux promesses du printemps. Puis, imitant les enfants, nous avons tous ramassé un petit coquillage afin de le disposer sur les contours, donnant aux sillons un beau relief nacré qui me faisait secrètement penser que les constructions spontanées les plus évidentes, les plus sincères, demeurent gorgées d’une beauté que l’art ne pourra jamais que trahir. On se déplaçait autour du symbole avec une prudence, une déférence presque religieuse ; on redoutait à chaque pas d’écraser une bordure.
Puis Philippe s’est mis au centre du cœur, et a prononcé des mots d’une voix forte, entrecoupée de sanglots, que son masque filtrait, mais que l’on comprenait tout de même, expliquant qu’Anne-Marie souhaitait d’une manière ou d’une autre rester attachée à Carnac, qu’elle avait laissé le soin à ceux qui lui survivrait d’organiser la suite comme bon leur semblait et qu’il avait donc été décidé de répandre ses cendres ici, dans un lieu qu’elle aimait.
Philippe a demandé aux enfants de l’accompagner, et tous ensemble, ils ont gravi un tertre qui les a placés en surplomb, de sorte que chacun, en levant un peu la tête, pouvait suivre la scène sans peine. Lorsque Philippe a sorti de son sac à dos un objet sombre, massif, oblong, et qu’il a commencé à en faire tourner le couvercle, le silence était devenu total. Prise de soubresauts, l’urne a d’abord délivré son contenu avec une sorte d’avarice insolente, puis le gros des cendres a finalement jailli, emporté par le vent, se mêlant peu à peu au sol en une cataracte de poussière fine, rejoignant la lande bretonne qu’elle ne quitterait plus. Après ça, Philippe et ses enfants se sont tous enlacés, à demi courbés, dans une mêlée qui évoquait une étreinte de rugby noble et robuste, un ultime conciliabule, pour dire adieu sans dire un mot, se répéter qu’on tient les uns aux autres, se garantir une aide indéfectible, se projeter à la force d’une embrassade vers l’avenir fade, amputé de l’être aimé.
Le soleil brillait toujours quand nous sommes repartis.
C’est cette cérémonie magnifique, poignante que j’ai voulu retranscrire en musique, en gardant à l’esprit la puissance et la sérénité des éléments, la communion naturelle et presque mystique qui nous unissait ce jour-là. J’ai appelé cette pièce les Cendres sur la lande.
La partition originale est en libre téléchargement ci-dessous.
Tout ça a finalement commencé comme une blague. Un pari un peu fou. J’étais en cours d’harmonie et j’expliquais comment l’analyse d’un thème ramené à son expression la plus simple (la mélodie et les fonctions) permet d’harmoniser n’importe quel morceau. Je ne sais plus comment j’en suis venu à jouer la Marseillaise, mais je me souviens de la tête de mes élèves… Puis quelqu’un a dit : Ce qui serait mortel, c’est de faire un album où tu ne jouerais que des hymnes, comme un tour de force harmonique ! Et voilà, Anthems était né — disons plutôt conçu.
L’idée a patiemment fait son chemin jusqu’à l’enregistrement de ces onze morceaux au Studio de Meudon en 2019 sur le fantastique Fazioli. Le disque devait (devrait ?) sortir sur un label indépendant, mais la crise sanitaire bouleverse les plannings. En attendant que ces pistes soient un jour gravées, je me suis dit qu’il était intéressant de la partager avec mes amis, mes élèves, et plus généralement avec tous les mélomanes curieux qui goûtent les jeux de l’esprit et les gageures musicales.
Un professeur ou un collègue musicien vous a proposé de jouer un nouveau morceau ? Votre premier réflexe est de vous jeter sur le Real Book ? Erreur…
Aborder un morceau inconnu est une étape importante dans la vie d’un musicien. Chaque nouveau thème, chaque nouvelle mélodie vient enrichir un répertoire que l’instrumentiste tend à enrichir le plus possible au fil des années — par pure tradition, dans le jazz. Pourtant, c’est en grande partie de la méthodologie employée que dépend la bonne mémorisation d’un thème. Comment s’y prendre, donc ?
La première chose à faire n’est certainement pas de se jeter sur un Real Book, comme nous l’avons dit, mais bien d’écouter un maximum de versions du standard étudié. Vous êtes sur le point de jouer My Favorite Things, vous avez comme tout le monde la version de John Coltrane et les harmonies envoûtantes de McCoy Tyner dans les oreilles. Mais pouvez-vous dire d’où ce thème provient originellement ? Connaissez-vous la mélodie dans sa forme chantée ? Savez-vous que beaucoup de libertés formelles ont été prises en regard de la comédie musicale ? Ces quelques questions ont pour but de vous faire prendre conscience de l’évidence : il faut toujours faire la généalogie d’une œuvre et retourner à sa version la plus élémentaire, sa version-racine. Ce travail, qui revient en outre à développer sa culture générale, est absolument crucial. Il vous garantira une connaissance précise de la mélodie, posera les jalons harmoniques essentiels et vous permettra de mieux apprécier les trouvailles musicales des artistes qui se sont emparés de ce même thème.
Ainsi la deuxième étape est-elle presque une conséquence de la première : vous devez vous assurer de savoir parfaitement… la mélodie ! Si cette étape vous semble superficielle, faites le test : jouer les notes de n’importe quel morceau sans aucun accompagnement, d’oreille et de mémoire. Avez-vous fait une fausse note ? Plusieurs ? Si c’est le cas, vous devez bien comprendre que la connaissance des intervalles qui composent un exposé mélodique est un préalable à toute entreprise d’harmonisation —et, ce qui ne gâche rien, un excellent ear training.
L’étape suivante consiste à ajouter les fondamentales des accords de fonction, et ce, en se passant toujours au maximum de partition. En cas de doute, il faut bien sûr retourner à la chanson et tenter de deviner (voire relever) la trame harmonique élémentaire, en écoutant le bassiste notamment. Dans la foulée, il faut aussi effectuer une analyse succincte : quelle est la forme ? y a-t-il des modulations ? des marches ? des cadences (in)attendues ?
À partir de là, et seulement à partir de là, il peut être intéressant, mais pas du tout obligatoire, de comparer son travail avec une partition. Real Books anciens et nouveaux ; iRealB ; PDF glanés sur le Net : les possibilités sont aujourd’hui immenses. Je n’irai pas jusqu’à singer Fred Hersch qui se vante de n’avoir jamais possédé ni même ouvert un Real Book ! (même si l’anecdote vaut d’être méditée, pour peu qu’on apprécie un tant soit peu les compétences d’un musicien d’un tel calibre) toutefois, je vous invite à beaucoup de prudence quant à la manipulation de ces ouvrages : “pratiques, mais potentiellement handicapants “ résume à peu près mon opinion sur le sujet.
« C’est aussi une excellente idée d’acquérir autant de partitions de grands compositeurs de chansons américaines que vos finances le permettent, ainsi vous pourrez apprendre les paroles et la mélodie exacte. Et j’encourage les élèves pianistes à posséder le Complete Book of Tunes de Theolonious Monk. Je n’ai jamais possédé un Real Book et j’en suis très fier! »
Fred Hersch, Downbeat, september 2012
La dernière étape consiste à proposer, selon ses moyens et son niveau, une harmonisation rudimentaire en utilisant des positions fondamentales. Pas de réharmonisations à ce stade, pas de renversements, pas de conduites de voix. Juste une mélodie clairement exposée et soutenue par une progression harmonique simple et équilibrée. Ce faisant, il est impératif d’analyser le rapport mélodico-harmonique du thème, c’est-à-dire de savoir quelle est la nature de la note exprimée au chant par rapport à l’accord. S’agit-il d’une note de la tétrade ? La composition intègre-t-elle d’emblée des notes d’extensions ? Si oui, lesquelles ? Les grilles et les chiffrages d’accords que vous avez glanés ici ou là sont-ils pertinents, rendent-ils bien compte de ces extensions ? Autant de questions qui vous aideront à structurer votre apprentissage et, plus important, à vous assurer d’une optimale mémorisation de l’œuvre. Soyez certains que cette méthode vous fera gagner un temps précieux ; brûler les étapes, au contraire, vous en ferait perdre et vous exposerait, ce qui est beaucoup plus problématique, à un indésirable trou de mémoire…
C’est probablement le mode mineur qu’on utilise le plus fréquemment ; sa sonorité chaleureuse, équilibrée, est immédiatement reconnaissable ; on l’associe à des monuments du répertoire tel que So What ou encore Time Remembered ; et pourtant c’est un mode qui nous réserve encore quelques surprises et qui nous tend, l’air de rien, un piège fonctionnel : nous allons aujourd’hui parler du mode dorien.
Genèse
Deuxième mode du système naturel, le dorien se caractérise par sa 6te majeure — qui donne une 13e majeure sur un accord Xm7, soit un accord Xm13. On l’utilise dans un contexte modal ou bien tonal. On peut éventuellement l’associer à un accord m6 ou m6/9, dans lequel la fameuse 6te dorienne aura la part belle, mais quitte à pinailler, il nous faut préciser que l’appellation strictement dorienne est réservée à un voicing faisant entendre le fragment modal 6te majeure / 7e mineure. Le Si et le Do, par exemple sur un accord de Dm7. Dans la lettre, le dorien est donc réservé à un accord Xm13. Cependant, il existe une certaine tolérance auditive, qui nous permet d’étendre assez facilement les associations, et d’autoriser l’appellation dorienne en présence d’accords dépourvus de 7e.
Abus d’analyse… d’association
En revanche, à l’instar du ionien, il existe une erreur fréquente qui consiste à associer le mode dorien à tout accord mineur un peu sombre, large et paisible, comme le chaleureux m11, très prisé des « neo soulistes », et à lui attribuer une qualification abusive. Répétons donc que pour tout mode, la présence du ou des DCN est nécessaire pour justifier une appellation spécifique, qui correspondra à une couleur non moins spécifique.
Il existe un autre écueil dans lequel nombre d’instrumentistes ne manquent pas de tomber : c’est de procéder à un couplage systématique, disons une confusion, entre le degré et la fonction. Car si le dorien est bien un mode associé au deuxième degré, il ne sera pas toujours associé à un accord du deuxième degré. C’est même, en dépit d’une idée reçue, une exception mélodique. En effet, à l’usage, on peut constater que le dorien est assez rarement utilisé sur un accord de sous-dominante. Pourquoi ? Parce que la 13e majeure entraîne une couleur qui ne manquera pas de dénaturer la fonction de la sous-dominante, d’amoindrir son côté « tempérée », préparatoire, rond et stable, en lui conférant précisément un excès de tranchant, en le faisant saillir de la cadence. Car dans l’enchaînement harmonique normalement attendu, c’est à la dominante qu’échoue le rôle de créer une tension devant nous amener vers un sentiment de résolution, la tonique. Bouleverser cet ordre conditionné est possible, mais doit se faire en toute conscience. Voilà le petit piège dont nous avons parlé en introduction, et dans lequel l’harmoniste ne doit glisser le pied qu’en ayant parfaitement à l’esprit les conséquences de ses choix.
Modification de la sous-dominante
De fait, lorsque les harmonistes veulent modifier la nature de la sous-dominante, le choix est en général beaucoup plus radical : ils utilisent un accord de dominante secondaire — la fameuse « dom de dom », qui va instantanément pousser la progression vers l’avant, dans une succession de périodes instables, une course de déséquilibres calculés devant amener l’oreille à attendre et apprécier l’accord conclusif avec une satisfaction redoublée. On peut aussi utiliser des conduites de voix (quitte à suggérer éventuellement un mode, comme le ionien♭3…) ; mettre en place une pédale ; renverser son accord ; chercher toutes sortes de positions… mais dans le cadre d’une harmonisation (l’improvisation répondant à des critères que nous ne développons pas ici) la couleur dorienne fait rarement partie de l’attirail employé.
Dorien et tonique : la mélodie reine
Bien sûr, il arrive d’utiliser le dorien sur un accord de sous-dominante. Il y a même un contexte mélodico-harmonique dans lequel cette association est évidente, c’est lorsque le DCN se trouve au chant. Dans ce contexte, quand le soprane exprime la 6te d’un accord mineur préparatoire, le mode dorien, par défaut, s’impose de lui-même. Il nous est dicté par la mélodie.
Historiquement, l’usage le plus évident, le plus courant pour le mode dorien, demeure lié à une plage modale. C’est le cas de So What, mais également de toute période sur laquelle l’accord aura suffisamment d’espace pour déployer ses fragments spécifiques sans contrevenir à un ordre cadentiel. Le début d’Invitation, nous offre par exemple un terrain de jeu idéal pour explorer la couleur dorienne, et accessoirement les modes altérés qui lui sont associés comme le dorien♯4.
Disons enfin que le dorien s’utilise aussi parfaitement, quoique plus discrètement, avec des accords mineurs parallèles. L’anacrouse d’Autumn Leaves nous donne ainsi l’occasion de faire entendre un D♭m13 avant l’accord de Cm7 qui marque le début du thème.
Pour résumer notre étude, on dira que le dorien :
doit faire entendre son DCN pour mériter son appellation ;
s’associe difficilement avec un accord de sous-dominante en dehors d’un contexte mélodique précis ;
est lié avec un accord de tonique mineur (dans le cadre notamment d’une plage modale) ;
est utile dans le cadre des accords mineurs parallèles.
Voilà, en espérant que ce petit tour d’horizon vous aidera à y voir un peu plus clair. Mais, au fait, pourquoi le « funambule » ? Eh bien, j’ai choisi ce nom — parmi de nombreux autres qui auraient pu tout aussi bien lui correspondre —, car il se dégage une couleur résolument équilibrée du dorien, c’est un mode qui peut donner l’impression d’être suspendu, en apesanteur. Une instable stabilité ; une stabilité subtilement instable. Et ceci n’est pas le fruit du hasard, car le mode dorien est un palindrome, c’est-à-dire qu’il se lit dans un sens comme dans l’autre, et que ses intervalles sont parfaitement répartis au sein des deux tétracordes. Il est réversible. Cette caractéristique fait que l’on peut placer le dorien au cœur du système naturel réorganisé. Mais nous reparlerons de tout cela dans un futur épisode consacré aux miroirs harmoniques.
C’est en général le premier mode que l’on étudie en cours d’harmonie ; c’est aussi, comme nous allons le voir, le plus mal compris et le plus vite délaissé. Parlons donc un peu aujourd’hui du mode ionien.
Genèse
S’il existe plusieurs façons d’aborder la modalité et donc plusieurs types de classifications et de nomenclatures, on continuera ici de se référer au système mis au point par Bernard Maury — système qui nous semble à ce jour le plus complet et le plus pertinent.
Le mode ionien est le premier mode issu du système naturel. Il est constitué, comme toute échelle heptatonique, de sept notes conjointes de noms et de sons différents ; il contient deux degrés caractéristiques naturels : la 4te (sous-dominante) et la 7e (sensible du ton). Cette double précaution nous permet entre autres de le distinguer parfaitement des deux autres modes issus de la zone tonale : le mixolydien et le lydien ; elle offre également la possibilité d’indiquer les deux fragments modaux que l’on retrouvera dans chaque mode issu du système naturel. Pour autant, s’il fallait hiérarchiser ces DCN[1], il est évident que le degré le plus emblématique du ionien resterait la 4te juste.
Une première difficulté
Si l’on effectue un rapprochement mode/accord dans le cadre d’une utilisation fonctionnelle, on associe naturellement le mode ionien à un accord Xmaj13. Toutefois, un tel accord, contrairement à une idée reçue, ne peut pas à ce stade obtenir le label ionien. En effet, on trouve bien la 7e de l’accord (sensible du ton et second DCN du ionien), mais on ne trouve pas le 4te sans laquelle la désignation ionienne est abusive.
Ci-dessus, un extrait du tableau des modes tels qu’ils étaient enseignés selon la méthode Berklee dans les années 80. (On remarquera la précision « d4 », soit degré… à éviter !) Il s’agit d’une archive que j’ai retrouvée dans mon premier cahier de musique consacré à l’harmonie. J’avais alors 12 ou 13 ans, et j’étais étudiant à la Bercovitz Music School.
Rappelons que certains musiciens ont tendance à procéder à des rapprochements modaux spéculatifs, sans tenir compte de la présence ou non des degrés caractéristiques au sein du voicing. C’est assez fréquemment le cas du ionien que des instrumentistes peu rigoureux ont le défaut d’associer à quelque accord majeur, alors même que les couleurs spécifiques naturelles en sont absentes.
Mais évidemment, jouer la 4te juste sur un accord majeur nous amène immédiatement au constat suivant : ça clash avec la tierce ! Comprenez : la présence de la sous-dominante va créer un frottement avec la médiante du ton, un intervalle que l’on jugera indésirable. Voilà pourquoi on apprend généralement dans les cours théoriques qu’il ne faut pas utiliser ce mode sur un accord du premier degré, sous peine d’entraîner une « dissonance » et un sentiment d’instabilité non représentatif de la fonction tonique. Ajoutons pour être parfaitement honnête que nous n’avons pas manqué de sacrifier à la mise en garde dans notre ouvrage En Harmonie (Éd. Outre mesure), et que nous avons appelé le lecteur à la plus grande prudence.
Fonction tonique
Avant d’étudier les conditions de mise en œuvre du ionien, il faut comprendre la nature ontologique de ces interdits. Dans le cadre d’une expression cadentielle, il est fondamental d’alterner les moments de tensions et de repos afin d’insuffler un élan, une dynamique basée sur l’enchaînement de périodes « préparatoires » et « résolutives ». Ce balancement originel, « vital », permet bien sûr de définir un ou plusieurs centres tonals spécifiques. Voilà pourquoi on dit que l’usage du ionien, avec son sempiternel frottement indésirable, va affaiblir l’effet conclusif de la tonique. Il viendrait, dans cette logique, contrecarrer la sensation escomptée.
Pour autant, il existe un autre élément à prendre en compte, un élément qui pourrait nous amener à nuancer notre jugement, à tempérer nos interdictions : il s’agit de l’éventuelle coloration que l’on souhaite apporter à cet accord de tonique. Voire de l’ambiguïté que l’on pourrait avoir envie de générer.
Le génome du ionien
Si l’usage du ionien est contestable, celui de la dominante sur tonique ne l’est absolument pas. Ce procédé qui consiste à jouer (ou à répéter) la dominante en lieu et place de l’accord de tonique tout en conservant la fondamentale de ce dernier, produit un accord « hybride », un effet un peu schizophrénique où l’oreille perçoit la note de basse effectivement attendue, mais pas la fonction qui lui est associée. Cette technique existe depuis Bach, au moins, et a fait son chemin jusqu’au pianiste de jazz les plus modernes, tel que Bill Evans, qui voyait en Bach, son compositeur préféré (et probablement, pour ce qui me concerne, sa plus grande influence harmonique).
Pourquoi ce détour par la dominante sur tonique ? Parce que ce procédé est contre toute attente ancré au cœur du ionien, il constitue son ADN le plus intime. Cette relation s’explique aisément par la présence au sein du mode des deux degrés caractéristiques : la 4te et la 7e, c’est-à-dire le triton de la tonalité. Or en quoi consiste la création d’une dominante sur tonique ? En la répétition, nous-y voilà, du triton sur le premier degré. Dans le cadre du premier mode naturel, toutefois, une nuance de taille s’impose : l’association accord/mode laisse entendre la 3ce majeure de l’accord, ce qui range cette sonorité plus volontiers dans la famille des accords de tonique avec note(s) d’appoggiature que dans celle plus large des dominantes sur tonique (où la 3ce, identité objective de la tétrade, est absente).
Le choix de l’ambiguïté
Ainsi le choix d’utiliser ou non le ionien ne repose-t-il sur rien d’autre (comme pour son homologue historique) qu’une considération esthétique, une volonté de briser le sens obvie de l’enchaînement, de retarder l’expression trop franche de la fonction tonique — fonction qui sera tout de même assurée par la présence répétons-le de la 3ce. En d’autres termes, le ionien participe d’une ambiguïté assumée résultant de critères purement subjectifs, mais parfaitement licites du point de vue de la dynamique cadentielle.
Registre et position
Finalement, plus qu’un problème de légitimité acoustique, les conditions d’expression du ionien (comme d’autres modes de la même famille, du type ionien♭6 ou encore le ionien♭2♭6) dépendent largement de l’esthétique globale, mais aussi du registre dans lequel il est entendu et de la position utilisée. Le fameux clash dont nous avons parlé est avant tout lié à une mauvaise distribution des voix au sein de l’accord. En passant par exemple la 3ce au-dessus de la 4te, on obtient un intervalle de 7e majeure entre la 4te et la 3ce qui neutralise une partie du conflit harmonique.
Le ionien, boudé par bon nombre d’harmonistes, est donc un mode qui mériterait qu’on lui accorde un peu plus d’attention. Si sa sonorité délicate requiert plus de soin qu’un lydien brillant (parfois pétaradant), elle offre dans certains cas des possibilités d’enrichissement que les pianistes ne devraient pas négliger.